L’intégrité compromise ou le compromis intégré
- nhouyoux
- 19 sept. 2020
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 avr. 2023
«Une grande œuvre d’art ne supporte aucun compromis» (Olafur Eliasson)
On ne mord pas la main qui vous nourrit. En 1949, King Vidor adaptait « The Fountainhead », avec Gary Cooper dans le rôle de Roark : la carrière tumultueuse d’un jeune architecte visionnaire refusant la moindre compromission avec ses commanditaires. Opposé à toute concession, il repousse les suggestions de ses clients soucieux du goût du public ou de ce qu’ils croient en connaître. En refusant de rajouter une corniche ici, un fronton là, l’architecte se condamne à la ruine, condition qu’il accepte, le sourire aux lèvres, heureux de résister. L’autre, un confrère, Peter Keating, suit lui les règles du marché et accepte les compromissions pour faire carrière, au risque de perdre sa liberté. Film d’amour fou, biographie romancée de Frank Lloyd Wright, document saisissant sur le monde de la presse et de l’architecture, « The Fountainhead » est sans aucun doute le film le plus surprenant du cinéaste.
Le formalisme stéréotypé et cosmopolite du nouveau projet new yorkais de Christian de Portzamparc, dont l’architecte nous vante l’énergie identique à celle d’une cascade ou les motifs pixélisés en évocation à Klimt, devrait nous rappeler qu’une perception claire et assumée de ce qui est du ressort de la commande et de ce qui a trait à la démarche artistique personnelle, dégage en fait de vrais espaces de liberté. La grande thématique vidorienne qui oppose l’individu (libre et créatif) à la communauté (normative et aliénante) peut surtout être vue comme la distinction des marges d’investissement de soi que chaque projet autorise.
La croissance de l’architecture contemporaine est concomitante à la diffusion touristique de la « grande Architecture », loin de l’avoir abolie. L’architecte y trahit généralement ses racines et bâtit des emblèmes de pays riches - un «espéranto architectural». La montée en puissance de thèmes néo-classiques, régionalistes et monumentaux, investissent les programmes dans un discours doctrinal, traduisant un affaiblissement des valeurs de rupture, une altération des contenus programmatiques, sociaux et esthé- tiques, Certainement que le protectionnisme et le conservatisme aigus dont souffre notre société rendraient l’exercice plus difficile. Une architecture de grande qualité alliée aux convictions et volontés politiques permettrait sans doute de faire face à tous les obstacles.
Néanmoins, l’abandon par l’artiste de sa posture dominante vis-à-vis de son récepteur et, par voie de conséquence, de son pouvoir sur l’œuvre entraîne l’ambiguïté de l’œuvre. La «vertu d’égoïsme» (c’est le titre d’un essai de la romancière et philosophe américaine d’origine russe Ayn Rand, par ailleurs auteure de « The Fountainhead ») reste le meilleur rempart contre le goût de la forme gratuite, d’une architecture qui n’est pas basée sur la satisfaction prioritaire d’un besoin, d’une fonction, d’un programme et qui n’est pas l’expression rationnelle d’un système de construction approprié, quel qu’il soit.
Idéalement, la beauté architecturale devrait naître d’une optimisation des contraintes du programme, seule garante d’une architecture vivante intégrant des notions de nécessité autres que simplement fonctionnelles. Elle se devrait être libre de toute contingence dogmatique et relever d’une démarche empirique accordant une valeur primordiale au site. Chaque nouveau programme devrait sembler, au terme de longues recherches mêlant des réfé- rences architecturales universelles parfaitement assimilées, aboutir à un projet essentialisé, débarrassé de toute gratuité et dont les caractéristiques s’imposent comme les seules capables de donner au bâtiment un caractère achevé, imposant la primauté de la fonction sur tout préjugé formel. La pratique architecturale devrait garantir un emploi varié des techniques constructives et des matériaux, élaboré sans idées préconçues, avec pour seul principe le rejet de tout esprit de système et la volonté constante de donner à chaque bâtiment une identité à part entière, née de solutions toujours nouvelles.

Mais au-delà des déclarations d’intention se révèlent d’importantes distorsions entre les modalités de « l’art de la commande » en architecture, et la réalité plus nuancée et plus complexe. La dualité entre la logique de « faire des affaires » et celle de « réaliser des œuvres » induit une diversité dans le positionnement des architectes par rapport à la commande et à la reconnaissance symbolique.
« Peut-être ce qui me frappe, c’est combien les architectes ont souvent peur de leurs clients, comme ils sont de ce fait prêts à faire des compromis. Une grande œuvre d’art ne supporte aucun compromis, elle ne peut pas être faite pour plaire à quelqu’un, sinon elle perd sa substance et sa valeur. Elle devient alors un produit de consommation qui répond à une demande, voire un objet de la mode. En revanche, une œuvre d’art peut exprimer quelque chose au nom de quelqu’un. L’art peut verbaliser quelque chose d’informel qui est en vous. » (Olafur Eliasson)
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