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‘Je suis un improvisateur de la matière’

Jean-Henri Compère est à la fois sculpteur et comédien, des professions comme deux traits de caractère qui correspondent à des envies de forces égales.

On le connait plutôt pour ses rôles dans les films de Jan Bucquoy ("La vie sexuelle des Belges", "Camping Cosmos") ou de Jaco Van Dormael ("Toto le héros", "Le huitième jour"). Il était également le commissaire Rudy Geeraerts dans la série « La Trêve », ou protagoniste dans la série « Vermist » créée par Bas Adriaensen et Philippe De Schepper.

Mais c’est aussi à lui que le gouvernement fédéral a confié la conception de la sculpture commémorative des attentats qui ont touché Bruxelles le 22 mars 2016. "Blessés mais toujours debout face à l’inconcevable", c’est son nom, est une œuvre située rue de la Loi, entre la place Schuman et le parc du Cinquantenaire. Le monument de deux tonnes, de 20 mètres de long et de 2 mètres de haut se compose de deux plaques d'acier inoxydable poli, dont les côtés s'enroulent vers le haut. Deux plaques qui se font face et se rejoignent là où elles s'élèvent, comme deux aimants.

Depuis plus de 3 ans, c’est le rond-point Chazal à Bruxelles qui est agrémenté par une œuvre intitulée "Totem". Cette sculpture monumentale de six mètres de métal poli s'étend à l’assaut du ciel, et constitue un point de repère pour l'une des entrées du parc Josaphat. Elle est un contrepoint au mât de Jacques de Lalaing tout proche.

L’artiste scrute sans cesse le métal, et fait se rencontrer la fragilité et la rigueur du matériau dans un équilibre maîtrisé, un perpétuel instant. Sans idée préconçue, sans thème au préalable, il laisse courir son imagination. C'est une matière qu’il a appris à comprendre avec le temps. Parfois une ouverture, un creux s'impose, épousant toujours les ondulations de la trame. Faisant mine de se laisser conduire, l’artiste fait des tableaux perforés, ajourés, sculptés, qui jouent avec la lumière. Tirant les leçons de ces tête à tête, repoussant toujours plus loin la contrainte première, Compère sculpte un métal vivant et tactile qu’il s’approprie en variations infinies. Ses sculptures sont autonomes : elles vont vers l'épure, à l'essentiel. Rencontre.



Avec le recul, comment voyez-vous votre réalisation du projet commémoratif des attentats ?

J’aime l’idée d’un art accessible pour tous. C’est une proposition que l’on a faite pour l’espace public, et les gens sont libres de la regarder ou non. Pour ce projet, il fallait répondre à un cahier des charges précis. Initialement, la sculpture était prévue pour être installée dans le parc du cinquantenaire, mais les autorisations n’ont pas été obtenues. Après avoir visité le nouveau lieu d’implantation, l’idée du projet actuel m’est subitement venue, en dessinant deux traits au crayon sur une serviette dans un café tout proche. C’est un projet qui contient une part symbolique importante, puisqu’il illustre de manière tangible les différents impacts et les conséquences que les attentats ont pu avoir sur la population belge. Appuyé par toute une équipe, je suis parvenu à le réaliser en un temps très court, 3 mois, de l’idée à la réalisation. Il a fallu le dessiner, le calculer, définir la structure et le rendu dans ce délai restreint. Deux mois ont été nécessaires pour la conception et la préparation, et un mois pour la réalisation avec les ateliers Bouvy, en Gaume.

Bien sûr, les œuvres placées dans l’espace public sont soumises aux aléas de la communauté, et peuvent parfois être mises à rude épreuve. La sculpture de Schuman est utilisée comme marche pied lors des manifestations, on tente d’y ajouter des autocollants ou de l’utiliser comme piste de skateboard, mais cela fait partie de la vie de l’œuvre, qui appartient désormais aux usagers de la ville.


Avez-vous un regard particulier sur Bruxelles ?

J’habite Bruxelles depuis 40 ans. J’ai bien sûr d’abord été captivé par ses architectures Art Nouveau et Art Déco, qui restent impressionnantes. J’aime particulièrement les grands bâtiments, dont je m’interroge sans cesse sur les structures, les compositions spatiales. Je privilégie naturellement les bâtiments dont je peux saisir l’intention du concepteur, dont la signature est visible dans le résultat qui est montré. J’imagine surtout qu’il doit être passionnant de pouvoir commander sa propre maison, de pouvoir travailler avec un architecte sur les volumes, les matériaux,…


Pourquoi l’usage du métal en particulier?

L’amour du métal est arrivé par une conjonction de hasards, alors que j’avais la quarantaine, à la fois par le truchement d’une amie comédienne devenue sculptrice et par la découverte des œuvres de Emmanuel Zurini, qui réalise des profilés de voitures en métal. Je l’ai rencontré en Corrèze, chez cette amie, alors qu’il venait livrer une nouvelle pièce. Nous avons pu discuter pendant deux jours, et j’y ai vu un signe. J’ai commencé à faire des formes en plâtre, puis je me suis inscrit à l’académie. J’ai continué à faire des formes de plus en plus effilées et complexes, et j’ai pu constater que le métal se prêtait mieux à la réalisation de ces volumes. Petit à petit, en le travaillant de diverses manières, j’ai vu dans le métal une incroyable diversité de formes et de rendus possibles. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé sa possible dimension picturale, que j’ai commencé à composer de véritables tableaux en métal, et que je suis parvenu à lui donner de la légèreté et de la couleur.


Comment peut-on interroger une telle matière?

Au départ, je travaillais l’acier, puis j’ai commencé avec de l’inox. Il y a une part de contrôle et une part d’improvisation, puisque l’on travaille avec la chaleur. A moi de jouer avec ce que la matière me propose. Elle s’étire, elle bouge, elle sort du plan en fonction des impacts du bâton de soudure. Elle se dilate par des claquements sonores incontrôlables. Avec des chaleurs différentes, en introduisant certaines variantes, au fur et à mesure des essais, on parvient au résultat recherché. La nature et l’épaisseur de la tôle jouent un rôle essentiel dans le rendu final.

La couleur devient une manière de révéler le métal. Elle met à jour sa légèreté, et son ambivalence. Cela génère une certaine surprise chez le spectateur, c’est ce qui me plait. Je travaille aussi beaucoup sur la réflexion de la lumière, qui contribue à cette légèreté, et qui ajoute les teintes reflétées par des éléments extérieurs dans l’œuvre finale. Celle-ci devient donc unique à chaque instant, vivante, en fonction de son environnement et de celui qui la regarde. L’ombre générée par la lumière à travers les percements de certaines tôles est tout aussi importante. C’est pour cette raison que le placement de l’œuvre dans un espace donné est essentiel, compte tenu des ombres projetées.


Y voyez-vous un lien avec l’architecture ?

Absolument, on pourrait d’ailleurs imaginer intégrer de telles œuvres dans des compositions architecturales. Je côtoie un certain nombre d’architectes qui évoquent cette idée, qui m’en parlent lors de mes expositions. Les textures et les rendus très particuliers que je propose s’inscrivent dans une vision de la matière qui pourrait trouver sa place dans un travail conjoint avec un architecte. J’aime cette idée de gageure, de rentrer dans l’univers de quelqu’un d’autre pour arriver ensemble à un projet commun, cela permet à chacun de sortir de son propre cadre et de se dépasser.

Je réalise aussi bien des œuvres pour l’extérieur que pour l’intérieur, dont les dimensions varient selon l’inspiration du lieu. Chaque aboutissement d’une pièce correspond à une texture particulière ou à une combinaison de différentes textures, en jouant sur les couches ou la profondeur. Le métal brut et la rouille donnent aussi des rendus intéressants. Il est important que ces différentes textures puissent se répondre et former un tout homogène.

La composition structurelle est également importante, car certaines pièces nécessitent des fondations, un ancrage particulier au sol. La conception des fondations de la sculpture au rond-point Schuman a été réalisée par des professionnels. Par contre, l’œuvre ‘Totem’ à Schaerbeek a une fondation dont j’ai imaginé la composition. Mon père était ingénieur, cela doit faire partie des choses qu’il m’a transmis, une certaine précision. Seules les soudures sur le tube central ont été réalisées par un professionnel.

Lors de la réalisation de la sculpture commémorative, les ouvriers ont reçu ordre de ne pas m’expliquer comment réaliser une soudure professionnelle, pour ne pas interférer dans mon travail, qui consiste en général à faire le contraire de ce qu’ils font. Et c’est bien là la raison pour laquelle je le fait : ma manière d’utiliser le poste à souder déroge à tous les usages professionnels, puisque mon but est d’inventer de nouvelles contraintes, et de n’en suivre aucune. Je suis un improvisateur de la matière.


Avez-vous une préférence pour certains formats ?

J’aime généralement les formats rectangulaires ou carrés, géométriques. Je travaille directement sur la tôle, sans dessin préalable. J’ai parfois des aiguillages : ce sont des instants particuliers pour lesquels je peux choisir de dévier de mon intention initiale et suivre ce que la tôle me propose, ou continuer avec l’intention de base, tout en retenant cette proposition pour une œuvre future. Il peut s’agir d’une couleur, d’une forme, d’un estompage. Dans ces cas-là, je fais généralement une photo pour ne pas oublier cette réaction particulière du métal liée à mon intervention.

Pour ce qui concerne le rapport d’échelle, il s’agit surtout, comme pour les architectes, de conserver le sens de la proportion. On n’a pas toujours la possibilité de ‘dézoomer’ quand on réalise des projets de grande taille. Il faut s’en tenir à son intuition, qui nous guide dans la proportion des pleins et des vides, de la couleur et de la continuité des motifs. Il faut pouvoir se représenter mentalement les diverses perspectives pour ce qui concerne les pièces en trois dimensions. Et surtout, il faut pouvoir s’arrêter à temps, éviter d’aller trop loin, éviter le geste de trop qui ruinerait la pièce.


Comment le travail de comédien et de sculpteur se répondent-ils ?

Il s’agit de faire correspondre les échéances de l’une ou l’autre des activités. Pour Schuman, vu le délai, j’ai arrêté toute mes occupations de comédien. Et quand je dois participer à un tournage, parfois à l’étranger, je dépose mes outils, que je reprends dès mon retour à l’atelier. La différence est que, pour une sculpture, vous êtes seul responsable du début à la fin, vous devez répondre à 100% de ce que vous montrez. J’ai plus le trac pour une exposition que sur une scène de théâtre. C’est très différent pour un film, quand c’est quelqu’un d’autre qui signe à la fin.


Propos recueillis par Nicolas Houyoux



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