Checkpoint curry, ou la dégénérescence non programmée
- nhouyoux
- 19 sept. 2020
- 3 min de lecture
" Il paraissait complètement superficiel et hasardeux de prendre un modèle, de dire qu'il est parfait, et de reconstruire la ville sur cette base en ignorant la Seconde Guerre Mondiale, la Guerre Froide et tout le reste" Rem Koolhaas, Conversations with students, 1996.
La destruction de l’œuvre doit-elle être prise en compte lors de la conception ? En 1971, Rem Koolhaas, encore étudiant, rédige une étude durant un semestre d’été qu’il appelle « The Berlin Wall as architecture ». Ce travail sera pour lui le déclencheur d’une série de réflexions urbaines comme « Die Stadt in der Stadt », « La stratégie du vide » et « Exodus ». Le jeune Néerlandais renverse les valeurs dramatiques et morbides du mur de Berlin pour les transposer de manière positive à Londres. Koolhaas compare le mur à un scénario qui transfigure l’échelle urbaine. “Le mur se confronte à toutes les conditions de Berlin, incluant les lacs, les forêts, la périphérie; les parties d’une aire intensément métropolitaine ou suburbaine.”
En 1987, “The Office for Metropolitan Architecture (OMA)”, dirigé par Rem Koolhaas et Elia Zenghelis est invité par l’IBA (Internationale Bauausstellung Berlin) à remettre une proposition pour un immeuble d’appartements réservé aux officiels des douanes et des forces alliées. Le bâtiment est situé en face du Musée Checkpoint Charlie de Peter Eisenman, un autre projet IBA.
La structure proposée et finalement retenue définit la partie est du bloc, située sur Friedrichstrasse, dans une conception qui revisite l’agencement historique du plan urbain au sein d’un ensemble en proposant une mixité des usages, logements et travail.
Les objectifs du projet ont été formulés par l'IBA lors du concours, incluant la restauration de l'espace vers la rue, et en particulier la définition urbaine du rez-de-chaussée. Au final, le bâtiment se compose de 7 étages et comprend 31 appartements. Il est repérable par son auvent de toiture troué et sa façade partiellement en mur rideau. Le rez-de-chaussée inclut un poste d'inspection frontalier conçu sur deux niveaux.
Quelques mois après son inauguration, tout ce dispositif de contrôle perd sa raison d’être, pour se transformer peu à peu en attraction touristique de la ville réunifiée. Le rez-de-chaussée ludique et expansif de l’OMA est rapidement détruit et transformé, et l’on n’y retrouve bientôt plus qu’un fatras de chaînes de restauration rapide qui ne conserve plus aucun lien avec la composition originale. D’ailleurs en 1995, lors de la rédaction de S,M,L,XL, l’architecte décide de retirer le bâtiment de sa liste de projet.
Temps et destruction
L'identité de l'œuvre architecturale tient largement à ce qu'elle est présumée respecter fidèlement le plan qui la définit. Pourtant, si « l’architecture est mobile » ( Auguste Perret), sa mise en forme renvoie, par nature, à la question très pratique de la destruction. La destruction est un processus lent qui se développe dans le temps, et l’obsession de la destruction reste étonnamment prégnante dans l’imaginaire des architectes et des critiques contemporains. Car souvent un bâtiment, comme à peu près toutes les réalités sociales, échappe peu à peu à son concepteur : sa physionomie dépend largement des multiples interventions qui, tout au long de son histoire, émanent de différents acteurs de la société. Restauré, rénové, recyclé, il cesse petit à petit d'être lui-même.
75% du bâti a été construit au XXe siècle. Les constats d’obsolescence prématurée de l’architecture produite après 1945 s’amplifient et sont aujourd’hui identifiés comme un problème urbain de premier ordre. « Revampée » ou même totalement reconstruite après quelques décennies, l'architecture devient provisoire, temporaire. Cette compression du temps de l'évolution est consentie. La précarité temporelle « structure » même l'architecture, en y incluant une potentialité de recréation, d’actualisation et d’expansion.

Les inadéquations croissantes entre vitesse d’évolution de nos cultures et vitesse d’évolution de nos espaces de vie creusent la tendance à l’obsolescence des espaces urbains, à tel point que les phénomènes d’obsolescence architecturale constituent aujourd’hui une des causes essentielles du renouvellement urbain. Les insertions d’éléments d’architecture contemporaine sur des bâtiments anciens contribuent au développement de la ville et font désormais partie de la praxis actuelle. Le bâti (pré)existant devient un projet dynamique, constituant un genre architectural particulier.
L'obsolescence est fondamentalement l'expression renouvelée d'une critique du présent, un frottement contre les conservatismes, et ne doit pas être un argument pour promoteur. Le rôle de l’architecte doit plus que jamais être transversal : sociétal, technologique et intégratif. Les contraintes liées au vieillissement de la ville, à son inadaptation aux exigences et préoccupations actuelles envers la nécessité de frugalité de nos modes de vie pourraient même devenir des atouts pour inventer une ville transformée, recyclée, repensée pour l'avenir.
Comments