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Le bac à sable de l’art

Né en 1967 à Bruxelles, Jean-Luc Moerman est un artiste contemporain reconnu pour ses interventions artistiques grandioses sur des façades emblématiques ainsi que pour son incorporation de tatouages dans des tableaux et des images de personnalités célèbres, de nus et de politiciens. Bien qu'il explore divers supports et surfaces, toujours à la main, sans recourir à des outils, le dessin demeure son mode d'expression privilégié.

Sa première exposition individuelle a été organisée en 1995 à la Galerie B.A. Mickan en Allemagne. Depuis lors, Jean-Luc Moerman a présenté son travail à l'échelle internationale dans de nombreux musées, galeries, et autres institutions, notamment au Musée d'Art Contemporain du Luxembourg, au Musée d'art contemporain de Shanghai, ainsi qu'au Japon, à Dubaï, en France, en Italie.

La pratique artistique de Jean-Luc Moerman est caractérisée par sa diversité : conception de formes sur ordinateur, dessin sur papier ou photographies issues de magazines, peinture sur toile ou aluminium, fresques murales, découpage de vinyles ou de mousses, collage d'adhésifs, etc. Les formes qu'il crée sont abstraites mais évoquent des éléments organiques, avec des couleurs vibrantes et fluorescentes, et des motifs qui semblent être à mi-chemin entre des logotypes et des formes en perpétuelle mutation.

Naviguant entre l'atelier, la rue et l'espace d'exposition, Jean-Luc Moerman produit un flux constant d'œuvres hybrides qui se contaminent, se tatouent, se transforment. Ses formes semblent puiser à la fois dans l'histoire de la peinture abstraite, l'art du graffiti, les bandes dessinées mangas et les nouvelles technologies numériques. Toutefois, plutôt que de se conformer à une pratique picturale ou esthétique spécifique, Jean-Luc Moerman préfère créer un art qui diffuse de l'énergie à travers tous les interstices de la vie urbaine et artistique.

Ces derniers mois, en plus de son travail artistique, le Bruxellois a entrepris de parcourir les rues de la capitale sur son vélo-cargo pour distribuer des repas chauds aux sans-abris, ajoutant ainsi une dimension humanitaire à son engagement artistique.


Vos interventions sont très diverses, sur des façades, en intérieur ou même sur des accessoires vestimentaires.


J’aime travailler directement dans le lieu, qu’il soit grand ou petit. Je cherche à faire des propositions dans lesquelles il y a un certain espace, dans lesquelles les gens puissent se retrouver. Le problème est que les amateurs d’art sont devenus des consommateurs d’art. Les artistes ont de plus en plus tendance à fabriquer des produits. En ce qui me concerne, je cherche maintenant à trouver du temps en dehors de ce système clos, sans échéance, pour consacrer à mon travail tout le temps nécessaire. Il est indispensable de retrouver du temps pour soi dans ce monde hyperactif et disloqué.



Comment utilisez-vous ce temps ?


Je passe énormément de temps à regarder. La réalisation, en comparaison, se passe très vite. C’est comme si j’emportais constamment mon atelier avec moi à l’extérieur. Regarder et transmettre sont indissociables. J’utilise une écriture sans alphabet, qui est infinie, uniquement nourrie par l’imagination. C’est pour cette raison que je ne peins pas de personnage, de scène close, mais des espaces dans lesquels le spectateur peut prendre sa place.


On connait votre projet social de distribution de nourriture. Cela fait-il partie de cette même volonté de donner de la place aux gens, de sortir de ce que vous appelez le ‘bac à sable’ de l’art ?


J’essaie de le faire quand c’est possible. Dans les écoles, ou avec des prisonniers, il y a toujours une possibilité de miser sur la confiance des uns et des autres et de parvenir à faire tomber les barrières entre les personnes. Quand je pars sur mon vélo cargo pour distribuer des repas chauds aux sans-abris, c’est comme une continuité du trait du dessin, comme si le pneu dessinait un trait sur la route. On se retrouve confronté à des gens qui sont sur la limite, dans un système qui les rejette. Ils ne vivent pas dans un trois pièces en enfilade, mais ils ont quand même dessiné une architecture dans leur tête, avec un lieu pour dormir, un lieu pour manger ou un autre pour s’asseoir. Le seul moyen de les toucher est d’aller vers eux, d’aller chez eux, sans qu’ils doivent faire la file ou se soumettre à une règle. Ils sont dans un autre espace-temps, beaucoup dorment la journée pour marcher la nuit, qui s’avère souvent plus dangereuse. Le manque de sommeil entraine des problèmes psychiques, comme pour n’importe qui. Ils ne peuvent pas se sécher quand ils sont mouillés. C’est toute la représentation de l’espace qui est modifiée : ils rejoignent le métro dès que l’hiver approche, et la police en profite pour mettre des barrières pour les déloger de la voie publique. On bouche les renfoncements pour éviter qu’ils investissent les recoins, et tout cela se déroule dans le non-dit. Cela rend difficile leur réinsertion, qui dans le meilleur des cas prend plusieurs années.


Comment voyez-vous votre place de plasticien dans ce contexte ?


On ne peut plus se contenter de mimer les artistes d’il y a quarante ans et penser que c’est suffisant. Les enjeux sont énormes. Il faut retrouver une forme d’altruisme qui puisse être perméable dans l’art. Tout est là pour y parvenir, pour créer des mouvements qui nous sortent de l’individualisme, aussi en matière artistique. Nos enfants ont aussi droit à un avenir, ensemble, dans un récit qui puisse impliquer tout le monde. L’art lui-même doit aussi être un enjeu, au-delà de la posture de l’individu artiste cherchant à être connu et à vendre le plus possible.


Pensez-vous aussi aux nouvelles technologies, à leur avenir créatif lié à l’intelligence artificielle ?


Je pense qu’il ne faut pas n’y voir qu’un nouveau fascisme technologique. On se retrouve un peu comme les spectateurs de la première projection du film de l’arrivée en gare du train de La Ciotat des frères Lumière, effrayé par la locomotive sur l’écran. Cette technologie de l’IA permettra de mettre en commun des connaissances comme jamais auparavant, autant dire que de nombreux problèmes non résolus le seront dans les années à venir. L’humain conservera malgré tout sa capacité de bifurquer, de prendre des raccourcis, de sortir du temps linéaire. Bien sûr il va falloir inclure cet outil dans nos vies quotidiennes, comme n’importe quel outil, et des bouleversements sont à craindre, surtout en matière d’emploi. C’est aussi à nous de réinventer du sens, au-delà de l’organisation capitaliste qui a dirigé nos vies jusqu’à présent.


Quel regard portez-vous sur votre ville, Bruxelles ?


J’aime le caractère parfois étrange de Bruxelles, dans la diversité de ses quartiers, de ses habitants. On a l’impression qu’ici ‘cela se passe encore et toujours’, alors que c’est beaucoup moins le cas dans des villes comme Paris qui mise sur un passé plus glorieux mais qui reste figée. Il y a moyen de tester des choses ici que l’on pourrait difficilement tester ailleurs, de par la taille de la ville plutôt réduite. Cela permet d’aller vers une forme de bienveillance, d’échange. J’aime quand l’architecture correspond à une personne, à une demande particulière. J’aime les villes qui se construisent autour des gens. Certains exemples bruxellois d’art total, comme Horta, me fascine toujours.


Est-ce là votre recherche, lier l’espace et le temps ?


Le temps est un élément essentiel pour moi. La conscience du temps surtout. Gérer son temps est aussi important que gérer son environnement, car les différents temps ne se valent pas. Un temps d’attente n’équivaudra jamais un temps d’observation ou de fabrication. Il existe des temps non éveillé, où l’on fonctionne sans volonté particulière.  Il y a mille façons de sentir le temps, comme il y a mille façons de le subir. Il existe une architecture du temps, faite de différentes couches, qui s’imbriquent et se structurent. J’aime aussi faire des allers retours dans le temps, en tatouant des représentations de tableaux de vieux maîtres. Cela montre que les questions restent les mêmes, malgré le passage du temps.

L’espace est aussi indissociable de mes dessins. Je perçois l’espace en dessinant. L’espace devient un jeu, qui fait appel à l’instinct et à l’intuition. Il en va de même de la couleur. L’espace se définit dans le mouvement du trait, il est comme un arrêt sur image dans une série de dessins consécutifs. De même, quand j’investis un espace pour le peindre, c’est le mouvement que le dessin engendre qui m’intéresse. C’est d’ailleurs de cette manière que les visiteurs me font part de leur expérience, en parlant d’un dessin qui devient comme un tatouage en mouvement.


Vous considérez-vous comme un artiste de street art ?


Non, je ne crois pas. Je suis comme un chat qui vit dedans et dehors, je reste toujours en lien avec mon travail d’atelier. Mes travaux à l’extérieur correspondent le plus souvent à des demandes particulières et s’intègrent dans des projets définis. J’avais approché à un certain moment des street artistes à Los Angeles, qui sont en réalité des artisans. J’ai eu l’impression qu’ils laissaient trop peu de place au lieu et à l’improvisation. Il s’agit souvent de phénomènes de groupes, ils ont du mal à travailler seul. Moi, finalement, ce que je préfère, c’est trouver un lieu et m’y investir totalement.


Propos recueillis par Nicolas Houyoux

 

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