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Il faut être technicien

Philippe Samyn, membre associé de la Classe des Arts de l’Académie royale de Belgique, est ingénieur civil en construction, architecte, urbaniste et docteur en sciences appliquées. Fondée en 1980, Philippe SAMYN and PARTNERS architectes & ingénieurs est l’auteur de nombreux projets de bâtiments publics et privés, un peu partout sur la planète, et a notamment signé le bâtiment Europa, la tour Rogier à Bruxelles, la Maison de la Culture à Namur,  l’Euro-Space Center de Libin Transinne, la restructuration de l’hôpital Brugmann de Bruxelles et la gare de Louvain.


Elevé au rang de Grand officier de la Couronne, puis anobli au titre de chevalier par Sa Majesté le Roi, Philippe Samyn a exposé ses réflexions dans des dizaines d’articles, d’essais et de livres. Il estime que le rôle de l’architecte et de l’ingénieur est de cultiver une curiosité intense et permanente pour tout. Aucun programme ni aucune activité humaine ne sont à dédaigner. L’architecte doit construire avec des proportions qui réjouissent l’âme et l’esprit.


SAMYN and PARTNERS, composée d’une équipe d’environ trente-cinq collaborateurs, se charge de tout ce qui comprend la programmation, le planning (urbain), l’architecture paysagiste, l’architecture (intérieure), la physique de construction, les techniques spéciales, la structure, la coordination de projets et de chantier. L’architecte est également impliqué dans la recherche et les activités académiques et de développement.


Depuis sa fondation, SAMYN and PARTNERS a conçu plus de 600 projets, qui représentent presque 7 millions de mètres carré. Rencontre dans une ancienne ferme rénovée à Uccle.



Qu’est-ce qui vous donne encore envie d’avancer, après toutes ces années de pratique ?

La question ‘Pourquoi ?’. Mes armoiries représentent un point d’interrogation percé d’une flèche, entre le jour et la nuit. Cela signifie un questionnement permanent, une envie de constructeur qui ne se préoccupe que des projets en cours, sans se retourner sur le passé. Je reste soucieux de faire des choses raisonnables et raisonnées, répondant à un socle théorique précis, que je ne cesse d’écrire. Tout commence par le commanditaire : son grand dessein, son envie, son éthique. Peu importe la nature du projet, sa localisation ou sa taille. Une fois que la question est posée et débattue avec lui, que le programme est clair, l’analyse du site peut commencer. C’est une étape qui peut prendre du temps. Pour tous nos projets, nous essayons de faire intervenir un historien, un connaisseur du lieu, qui peut nous en raconter l’évolution. Pour la Maison de la Culture à Namur, par exemple, qui est à l’origine une œuvre de Victor Bourgeois, j’ai eu d’emblée la vision d’un cylindre. Philippe BRAGARD, professeur d’histoire de l’art à l’UCL, m’a confirme plus tard qu’il y avait bien une tour cylindrique au même endroit. Ce type d’intuition, qui se vérifie par l’étude de l’archéologie du lieu, est saisissant. Elle se produit parfois.


Comment s’accorder sur un projet final ?

Un autre exemple : pour la Maison de la Province de Namur, l’étude acoustique avait montré qu’en tournant le bâtiment de 3 degrés, le bruit de la ligne de chemin de fer tout proche ne l’impactait pratiquement pas. Dans ce cas là aussi, il faut de longues et rigoureuses études pour parvenir à ce type de constat. On peut toujours améliorer la grammaire et le vocabulaire d’un projet, surtout pour des programmes très complexes. Les études sont une première partie de l’élaboration d’un projet, le ‘socle théorique’ en est l’autre partie. Il est important que le commanditaire fasse confiance à l’architecte : la maitrise d’ouvrage est le plus souvent polymorphe, et doit aussi s’affranchir des débats inutiles. Mais il faut pouvoir accepter certains compromis.


Avez-vous l’exemple d’un projet réalisé sans trop de compromis ?

C’est à peine croyable, mais ce fut le cas pour le projet EUROPA. J’ai bénéficié de la confiance de la régie des bâtiments et du Conseil de l’Union Européennes, presque sans limite. On ne devait conserver que la façade classée, une cage d’escalier et le couloir du rez-de-chaussée. Nous avons pu garder tout le bâtiment. Le programme du concours était extrêmement clair, le pouvoir adjudicateur y avait travaillé 5 ans. C’est assez rare d’avoir des cahiers des charges aussi exhaustifs.


Comment concilier la part humaniste de l’architecture avec les nouvelles technologies ?

La construction est étroitement liée aux sentiments humains. L’humain a besoin de se reconnaître dans une architecture. Il est parfois difficile d’introduire de la nouveauté dans un domaine aussi millénaire. Dans le cas de la mise en œuvre, par exemple, la robotique pourrait être l’alliée de l’artisan. On pourrait très bien imaginer des robots réalisant les maçonneries d’un bâtiment, sur base des données du plan 3D, et laissant les travaux plus spécifiques aux artisans.  Mais le plus essentiel est que chaque réalisation soit unique, et qu’elle reste avant tout au service du lieu.


La science progresse à une vitesse inouïe. En matière de mobilité, par exemple, l’électricité devient la norme. Mais la science dépasse déjà ce que nous voyons. Il existe déjà des bus fonctionnant par de l’induction ancrée dans le sol, et pourtant nous choisissons de multiplier les bornes électriques, plutôt que de développer ce système, qui pourrait être tout aussi efficace, par des asphaltes inductifs.


Dans le domaine de la construction, les nanotechnologies permettent la création de matériaux hyper légers et hyper isolants. Certains aérogel issus de cette technologie m’intéressent, car ils sont transparents, et pourraient être utilisés adéquatement dans certains projets spécifiques.


En réalité tous les matériaux m’intéressent, aussi bien la terre crue que les matériaux les plus technologiques, cela dépend de leur utilisation finale. Un bon exemple de la combinaison des nouvelles technologies avec des pratiques locales est le projet de centre culturel à Ngozi, au Burundi, qui marie des matériaux de pointe avec des pratiques vernaculaires. Je propose de tendre des filins de kevlar, matière aussi résistante que l’acier des câbles, mais qui peut se coudre, pour soutenir de grandes huttes en osier tressées par les vanniers du village. Cela permet de conserver les grands eucalyptus et d’intégrer les habitants dans un projet évolutif.


L’environnement temporel d’un projet revêt aussi une grande importance. Une construction s’inscrit dans la pyramide des âges d’une société donnée, qui évolue. La pyramide des âges africaine est montante, on a donc besoin d’écoles primaires. Mais dans 8 ans on aura besoin d’écoles secondaires, et dans 20 ans d’universités, et moins d’écoles primaires. Ce sont là des choses que l’on peut prévoir, et inscrire dans une prévision de l’évolution de certains projets, comme prévoir une crèche pouvant se transformer en lieu de formation à l’avenir.


Ça aussi, c’est de l’économie circulaire ?

Nous faisons de l’économie circulaire depuis bien longtemps. La ferme de Fond'Roy, où j’ai mes bureaux, date de 1830. J’ai acheté une ruine et je n’ai pas jeté une brique. Le bâtiment est conçu pour pouvoir servir de logements ou de seigneurie plus tard. J’ai écrit ‘La ruine utile et la construction efficiente’ il y a une vingtaine d’année, qui est plus que jamais d’actualité. La circularité fait partie du bon sens. C’est peut-être moins le cas pour la PEB, qui correspond plus à un mouvement de panique. Cela n’aurait pas de sens de tartiner mon ancienne ferme avec 20 cm d’isolant. Par contre, il y a des comportements de bon sens que je peux adopter : chauffer moins et par zones, économiser les éclairages, éviter les besoins en nettoyage et en entretiens,… Tout cela économise de l’énergie. Je crois que nous allons revenir à une forme de simplicité, et que nous accommoderons nos comportements. Il faut pouvoir utiliser les caractéristiques d’un bâtiment et s’y adapter. Si le bâtiment a de l’inertie, on peut l’utiliser pour sa régulation thermique. Si il n’en a pas, dans le cas des bâtiments en bois par exemple, on peut se contenter de chauffer l’air et de le réguler quasiment en temps réel.


L’école d’architecture de Lubumbashi, un autre projet, basé sur le principe de la termitière, est le bon exemple  d’un projet en phase avec le climat et l’écosystème. Il développe des modes constructifs faisant la part belle à la récupération des déchets de construction (ronds à béton, tôles ondulées,…) et renouant avec le savoir-faire des artisans de la région, et finalement permet des principes constructifs favorisant l’usage des matériaux les plus couramment utilisés par la majorité de la population. Il implique directement les étudiants dans la construction de leur école. L’artisanat doit être préservé et surtout encouragé à l’occasion de la construction de tels bâtiments publics.


Comment inscrire un projet dans un environnement qui connait autant de changements ?

Aucun projet n’est parfait, et le chef d’œuvre est toujours pour demain. Les sciences progressent, et les modes de conception avec elles. Je travaille sur un prochain ouvrage, le QuCoCoMa : Quoi Comment Construire Maintenant ? Il pose les questions des bouleversements inouïs qui ont et vont avoir lieu. On prévoit par exemple que la production de ciment va fortement diminuer, ce qui va de pair avec la naissance des préoccupations relatives aux ressources énergétiques et au réchauffement climatique. L’électricité, stockable, deviendra une préoccupation majeure, pour la production de ciment, d’acier, de composants technologiques, de protéines,… Tout cela a une influence directe sur ce que l’on construit. Nous sommes passés dans un monde de mathématiques et d’électricité, c’est ce que les jeunes architectes doivent comprendre, pour pouvoir structurer leurs projets en conséquence.


Faut-il craindre les développements de l’Intelligence artificielle ?

La crainte est le pire des sentiments humains, elle fait prendre de mauvaises décisions. L’intelligence artificielle est le fondement de la robotique, elle nous accompagne déjà par le truchement de notre téléphone portable. L’homme met au point des centaines de logiciels intelligents différents et hautement spécialisés pour résoudre un million de problèmes dans domaines très variés. Mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter de l’IA, car elle crée ses propres limites, par la loi de Marvin Minsky: ‘il devient de plus en plus difficile d’améliorer l’intelligence à mesure que nous créons des cerveaux plus intelligents.’


Pourquoi évoquez-vous souvent la musique pour parler d’architecture ?

La musique et l’architecture sont extrêmement liées. On y travaille avec les mêmes ordres de grandeur. De la même manière que sept octaves nous suffisent en musique, nous retrouvons sept ordres de grandeur architecturaux successifs. Bien qu’il n’y ait aucune dimension précise à donner pour ces ordres de grandeur, le premier niveau serait compris entre quelques centimètres et un demi mètre, le deuxième niveau correspondrait à la taille d’une salle, et ainsi de suite jusqu’à atteindre le septième niveau qui concerne des bâtiments de très grande taille. Toute musique a une architecture, et l’inverse. On pourrait créer une forme au départ d’une œuvre de Bach ou de Beethoven. Pierre Bartholomé a écrit l’hymne au courage pour la caserne de Charleroi, qui est une réponse à la forme du bâtiment. C’est la dimension holistique des choses qui fait rêver, dans laquelle tout interagit.


Beaucoup de bâtiments contemporains sont absolument incompréhensibles à l’âme. Une tour de bureaux de 150 mètres de haut, par exemple, dont le seul ordre de grandeur perceptible est de trop grande dimension, nous rend incapable de développer le moindre affect. À l’inverse, une cathédrale gothique respecte toutes les échelles de grandeur, de la poignée du porche à l’intégralité du bâtiment, ce qui rend cet édifice signifiant à plusieurs kilomètres de distances comme à quelques centimètres.


L’architecte est-il souvent trop éloigné de la technique ?

Il faut être technicien. Quand les frères Van Eyck ont peint l’Agneau Mystique, ils ont inventé la peinture à l’huile. Il est essentiel de maîtriser sa palette d’outils. Nous avons été un des premiers bureaux informatisés au monde. On me disait à l’époque qu’un architecte et un ordinateur étaient deux entités distinctes et incompatibles. Si l’on observe le degré de précision que l’on peut atteindre par l’informatique actuellement, c’est saisissant. Ces compétences technologiques sont mises au service du dessein du commanditaire et du génie du lieu. Il faudrait être idiot pour ne pas faire le meilleur usage de tous ces nouveaux outils.  Les administrations ont aussi leur rôle à jouer dans l’élaboration de ces nouvelles pratiques, on trouve maintenant des informations publiques qui étaient totalement inexistantes il y a quelques années, comme la nature du sol, l’hydrologie, la faune, la flore, les cartes historiques,…


Il existe une myriade de ressources à la disposition des architectes, et elles doivent être utilisées à bon escient. Il y a des bons et des mauvais pilotes. Nous encourageons les jeunes architectes qui nous rejoignent à s’intéresser aux aspects techniques et technologiques, en particulier dans un cahier des charges, à s’interroger sur les propriétés chimiques, mécaniques, physiques des matériaux qu’ils utilisent. Il y a de plus en plus la nécessité d’être précis sur ce que l’on veut.

 

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