Le difficile chemin de la (Phil)harmonie
- nhouyoux
- 19 sept. 2020
- 3 min de lecture

« Voilà qui est fâcheux ! C’est toujours la vieille histoire ! Lorsque l’on a fini de se bâtir sa maison, on s’aperçoit soudain qu’en la bâtissant on a appris quelque chose qu’on aurait dû savoir avant de… commencer. L’éternel et douloureux "trop tard !" — La mélancolie de tout achèvement ! » (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886)
Dans son livre Changing Ideals in Modern Architecture 1750-1950, l’historien anglais Peter Collins aborde la question de la laideur en architecture. L’art et la laideur sont pour ainsi dire devenus compatibles depuis l’avènement des écrivains romantiques, dont Victor Hugo, qui ont rompus avec la beauté classique et réhabiliter le grotesque. Adepte convaincu de la modernité, Collins n’en demeure pas moins hostile à une architecture qui demeure dans "l’incapacité de situer le moi par rapport à son environnement". L’historien de l’art Hans Sedlmayr (1896-1984) formule un point de vue plus radicalement pessimiste à l’encontre de l’architecture moderne, accusée d’être un symptôme, mais aussi l’une des causes de la perte des valeurs morales du monde contemporain. Il fait de la « laideur » de l’architecture le reflet direct de cette perte de valeurs, de la démoralisation dans laquelle sont tombées non seulement la culture, mais toute la vie européenne.
Depuis Platon, la beauté représente un idéal – kalos kagathos – au même titre que la bonté : c'est d'ailleurs en grec le même mot. Cette fonction s’est modifiée depuis. L’art qui nous est contemporain a hérité de l’art moderne une négation du « beau » qui reste équivoque, parce que connoté à la tradition, lié à des esthétiques artistiques littéralement conservatrices. «Pour que vous aimiez quelque chose il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d’idiots». Cette déclaration de Francis Picabia datant de 1920, écrite en lettres capitales sur une pancarte portée par André Breton transformé pour l’occasion en homme-sandwich, questionne le rôle joué par la familiarité dans l’appréciation d’une œuvre.
En 1929, Le Corbusier répondit à ses détracteurs de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité), qui l’accusaient d’avoir conçu un projet académique pour le Mundaneum, par un long texte significativement intitulé « Défense de l’architecture ». Un des slogans les plus marquants en était : «L’utile n’est pas nécessairement le beau.» Le Corbusier affirme ainsi que la beauté transcende les postures idéologiques et formalistes et garde, quels que soient les styles par lesquels elle est exprimée, une pertinence au cœur même du projet moderne.
Rem Koolhaas est lui aussi une figure emblématique de ce cette ère du « beau altéré », marquant une défiance à l’égard du beau : il conçoit ses projets de sorte qu’ils ne soient ni beaux, ni laids. « Le beau c’est une composition esthétique ; s’il y a des choses laides, je dois les laisser ou bien les transformer » expliquait-il à Henri Ciriani en 1985. Au-delà du plaisir esthétique, l’architecture s’intègre dans un espace qui possède une réalité objective et une utilité. Le beau devient dès lors ambivalent, à la fois objet de contemplation et source de déception quand la solidité du lien avec le vrai s’amenuise.
Au Royaume-Uni, un prix d'architecture récompense chaque année le pire bâtiment construit dans le pays au cours des 12 derniers mois : la Carbuncle Cup. Rien de tel en Belgique ou en France. Pourtant, un projet parisien semble en bonne place en matière de concours de laideur : la Philharmonie de Paris par Jean Nouvel, grande salle symphonique de l'est de la capitale. L’architecte a pensé le bâtiment comme une colline accessible au public, offrant une vue à 360 degrés sur l’ensemble du nord-est du bassin parisien avec son belvédère qui vient s’inscrire dans le parcours du Parc de la Villette. Mais rien n’y fait, les critiques affluent de toute part. C’est l’extravagance d’une architecture « signal » qui est mise en cause, un monument pour « ceux qui viennent de loin » comme l'écrivait Françoise Choay dans son anthropologie de l’espace, loin de l’échelle du domestique et du quotidien.
C’est l’œuvre d’un architecte qui fait passer son égocentrisme avant ce qui fait l’essence même de l’architecture : ses contraintes. Littéralement au bord de la « folie » de Bernard Tschumi, dont elle ne fait rien, la prétention formaliste de l’édifice balaie toute explication plausible. Il pourrait tout aussi bien s’agir d’un musée ou d’un centre sportif. Et si l’on a le malheur de poser la question au néophyte, tout en lui disant que la beauté n’est pas tout, qu’elle peut aussi s’interpréter dans sa négativité et que la laideur est multiple, il vous répondra immédiatement, croyez-moi, j’en ai fait l’expérience : non, ça, c’est vraiment moche !
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