Construire a toujours été un acte politique
- nhouyoux
- 22 sept. 2022
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 28 nov. 2022
Né en 1956, diplômé en 1981 de l’Institut Lambert Lombard à Liège, Pierre Hebbelinck fonde son atelier d’architecture en 1994 à Liège, qu'il dirige avec son associé Pierre de Wit. L'atelier conçoit, depuis plus de trente ans, des projets culturels, socioculturels, de logement et de service tant pour des pouvoirs publics que dans le secteur privé.
En 1996, il représente la Belgique à la 6° exposition Internationale d'Architecture de Venise et participe également à la 8° édition de cette biennale. L'atelier est lié à des réalisations telles que le Musée des Arts Contemporains du Grand Hornu (Mac's), le Théâtre du Manège à Mons, le Théâtre de Liège et le Memorial Museum de Mons.
Il a été lauréat de nombreux prix, dont le prix Baron Horta, pour le Mac’s ainsi que pour l’ensemble de son œuvre. Il fonde en 2004 la maison d'édition « Fourre-Tout », qui ont publié une trentaine de titres, et la collection « Architexto » investiguant le champ croisé de l'architecture et de la littérature contemporaine. Pierre Hebbelinck oeuvre également pour des projets en France, notamment une école de musique à Montataire. Il a été fait Chevalier des Arts et des Lettres par l'ambassadeur de France à Bruxelles en 2015.

Pourquoi continuer à faire de l’architecture ?
La base de tout est le plaisir. L’architecture n’est pas la seule discipline créative que je pratique, mais c’est la plus essentielle. Paradoxalement, c’est aussi celle qui me donne le moins d’espace de liberté ; néanmoins à travers ses dispositifs de contrainte j’ai aussi l’impression de pouvoir participer à un récit collectif de façon plus immédiate. J’ai affuté mes crayons pendant au moins dix ans au début de mon travail, j’ai réalisé au moins 150 transformations avant de pouvoir réaliser ma première maison, c’était en pleine période de crise dans les années 70 et 80. J’ai souhaité par la suite mettre cette boite à outils au service de projets publics. Et aujourd’hui je construis de plus en plus en France, avec un cinquième concours gagné.
Le métier d’architecte est très exposé en terme de responsabilité. Ce sont des responsabilités à double tranchant : on est de plus en plus pénalisable, dans une société hypertrophiée sur le plan des peurs et de la normalisation, et l'on est une corporation très affaiblie en terme de protection. En réalité ce métier prend l’eau de toutes parts. C’est aussi celui qui s’appauvrit le plus en Europe. On a vu près de 40% des bureaux d’architecture disparaître dans le sud de l’Europe en 2008, et près de 80% en Angleterre et aux Pays-Bas, ce dont on parle peu. Par contre, j’ai l’impression qu’un assouplissement dans les procédures de travail a bien eu lieu. On peut maintenant faire des propositions en terme de timing, d’association de personnes, d’organisation générale dans le cadre des projets et des programmes de façon plus acceptable.
Quels sont les moyens possibles pour une architecture de qualité ?
Il existe maintenant une variété de procédures publiques qualitatives, qui permettent d’aboutir à des propositions spatiales qui correspondent mieux à l’organigramme humain. Pour les projets culturels, par exemple, nous illustrons notre travail en coloriant les chaussures des différents usagers avec des couleurs différentes: les spectateurs, les techniciens, les artistes, l’administration,… afin de valoriser leurs espaces et leurs déplacements spécifiques, et pour parvenir à une proposition qui puisse aller jusqu’à l’intime, jusqu’à un caractère presque universel. En matière culturelle, les synergies sont plus que jamais essentielles. Les moyens financiers de la culture s’effondrent partout en Europe, l’exemple de la Hollande est pour le moins catastrophique. Susciter des ponts entre les différentes institutions est devenu indispensable.
Où en est la préoccupation d'architecture dans le cadre bâti aujourd’hui ?
Après la seconde guerre mondiale, les pouvoirs publics ont lâché la bride au privé pour la transformation des villes. On le voit particulièrement en Allemagne, mais dans nos villes également. A cette hypertrophie s’est ajoutée la masse gigantesque de l’automobile, qui s’accompagne d’un bétonnage sans précédent. Les prises de conscience de ces questions sont apparues par un mouvement de balancier, en patrimonialisant de façon aberrante à partir des années 70. L’alternance entre une normalisation à outrance, poussée par les politiques de gauche, et la libéralisation de la voiture, poussée par une politique de droite, ont conduit à l’étalement urbain. Il y a alors eu un retour de balancier vers le passé comme une possibilité morale de maintenir la qualité de l’architecture, voire des villes, et qui se résumait seul au patrimoine. En région wallonne, je suis issu d’une génération d’architectes qui recevait des codes à suivre comme on en reçoit en 2ème maternelle.
Le développement durable participe de cette même totemisation. C’est à nouveau une forme idéologique qui s’impose de manière surpuissante et qui permet aux sociétés puissantes de faire leurs choux gras par l’intermédiaire de l’hypertechnologie, alors qu’il faudrait faire l’inverse. On peut constater que plus le politique perd du pouvoir, plus la normalisation augmente. L’Etat tente de récupérer du pouvoir par la normalisation. L’architecte est donc soumis à une pression énorme et cherche sa voie. Pour ma part, j’essaie de cadrer avec le plus de lucidité possible les messages subliminaux qui me parviennent, et d’inclure ces données de la façon la plus argumentée possible, en tentant de découvrir tous les espaces de transcendance disponibles.
Y a-t-il une forme d’activisme indispensable à ce métier?
Construire a toujours été un acte politique. Mais cela ne suffit évidemment pas. Une construction doit constituer un apport à une société, prise dans sa globalité et augmenter la valeur urbaine. C es lieux peuvent aussi devenir les ambassadeurs de nouveaux usages, de nouveaux modes de vie ou de pensée. Et Il y a enfin des territoires d’actions qui sont liés aux disciplines connexes de l’architecture. C’est dans ce sens que mon implication dans les éditions Fourre-Tout reste essentielle pour moi. Nous venons de publier un livre qui traite des réseaux d’architecture en Europe centrale ; c’est aussi une forme d’engagement, en plus des colloques et des conférences.
Je préfère le terme de ‘prise de parole’ à celui de ‘militantisme’, plus caricatural. La parole qui m’apporte le plus est celle du silence des lieux. Mais je veille à pratiquer la parole dans les endroits où l’on peut augmenter les facteurs de clairvoyance, de compréhension, de mise en réseaux, pour permettre des processus de qualité, à travers un vecteur qu’on appelle architecture, qui est un acte politique par nature.
Que pensez-vous de la mise en concurrence des architectes entre eux ?
C’est à la fois un drame et une opportunité. C’est psychiquement violent. La mise sous pression permanente n’est pas judicieuse psychiquement ou physiquement. C’est prendre part à un système communicationnel pour engendrer des résultats. Il y a aussi une dissolution des énergies énorme et un capital financier à prendre en compte et à gérer. Il faudrait opérer une réflexion de fond sur la notion de compétitivité en matière d’architecture. On le fait pour des marques de vêtements ou de chaussures, mais étonnamment pas pour l’architecture. Les grands bureaux d’architecture exploitent leurs employés de façon parfois honteuse, mais aucune étude n’a été faite sur ce sujet. Ces réalités restent lettre morte. On vend des modes de vie sur-vitaminés qui ne reflètent absolument pas la réalité, qui tiennent plus d’un mode d’exploitation industriel de l’architecture.
Le BIM ou le Design/Build constituent eux aussi des exigences normatives et des procédures qui tendent à n’être accessibles qu’aux grands groupes. Une des solutions possibles reste de se porter vers des choix solidaires, par exemple en s’associant pour diminuer les risques.

Acceptez-vous facilement la décision d’un jury ?
L’opinion d’un jury n’est pas le choix d’une architecture, c’est le produit de la délibération d’un jury. Même si l’on est choisi, ce choix ne porte pas sur les protocoles que l’on a utilisé, sur ce qui fait l’objectivité du projet. Cette subjectivité dans la définition même d’un jury est essentielle, même si de notre côté on tente toujours de comprendre en débat interne pourquoi on a été choisi ou non.
Vous avez été choisi pour concevoir le nouveau « Musée du chat », en référence à la bande dessinée de Philippe Geluck. Qu’en est-il de la genèse de ce projet ?
L’opérateur principal est la SAU (Société d'Aménagement Urbain), qui a la maîtrise d’ouvrage. Il y a effectivement un utilisateur potentiel qui est prépondérant pour mener à bien un programme de musée qui reste en constante évolution, puisque le musée n’est pas uniquement monographique mais intègre également le dessin d’humour et le dessin politique de façon plus générale. La Région Bruxelloise possédait cet ancien bâtiment de la Lloyd, très bien situé, planté entre la place Royale, le Coudenberg et Bozar. C’est le seul bâtiment non classé de la zone, ce qui est d’ailleurs clairement visible en façade.
Quelle est votre proposition ?
Il y a 17 institutions culturelles sur le Mont des Arts, dans un tissu urbain extraordinairement complexe. Notre proposition vise à concevoir une structure très stricte au centre de la parcelle avec des façades moulant les contraintes extérieures de ce site. Elle capitalise sur une seule entrée et sortie. Il a également fallu prendre en considération les angles de vue autorisés vers le Palais Royal, c’est à partir de là que nous avons sculpté une nouvelle façade en partie supérieure, transparente. Les accès possibles pour la construction étant extrêmement réduits, il a fallu en tenir compte dans une proposition structurelle légère et lisible, qui puisse inclure une grande évolutivité.
Quelle est la place du visiteurs dans l’espace proposé ?
Les visiteurs auront une compréhension immédiate et complète de l’espace et des enjeux architecturaux. La proposition cherche également à résoudre des questions liées aux opérateurs limitrophes comme Bozar, le Coudenberg et le BIP (Maison de la Région) par la création de communications verticales et d’accès permettant des synergies avec ces différentes institutions. C’est ce qu’on pourrait appeler de l’empathie spatiale. La salle des guichets du BIP sera ainsi en connexion avec le nouveau Musée. Les opérateurs pourront dès lors travailler ensemble, ce qui constitue aussi un apport.
L’essentiel des plateaux sera utilisé pour les salles d’exposition. Il y aura également un espace restauration et un bookshop. Un ticket commun est à l’étude pour le BIP et le Musée du Chat. La terrasse constituera également un élément exceptionnel du projet, c’est la seule terrasse qui développe une telle vue. Une des préoccupations essentielles pour nous est que le visiteur puisse s’approprier le lieu sur le mode de la curiosité et du plaisir.
Propos recueillis par Nicolas Houyoux
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