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Bruxelles pourrait devenir la vitrine des modes de déplacement du futur

François Schuiten publie dès 16 ans son premier récit dans l’édition belge du journal Pilote. Son père, Robert Schuiten, architecte, lui enseigne le dessin dans l’espoir de le voir devenir lui-même architecte. En vain.

Après des collaborations avec Claude Renard, puis avec son frère, l’architecte Luc Schuiten, il travaille avec son ami d’enfance, Benoît Peeters à la série Les Cités Obscures. En 1983 paraît leur premier récit : Les Murailles de Samaris, publié dans le mensuel (À Suivre). S'en suivront une vingtaine d'albums, tous couronnés de succès et récoltant de nombreux prix. En 2002, récompensé pour toute son œuvre, François Schuiten obtient alors la consécration suprême pour tout dessinateur, le Grand prix de la ville d'Angoulême.

François Schuiten réalise par ailleurs de multiples productions parallèles, ainsi que des scénographies et des aménagements urbains, tels que la station de métro "Porte de Hal" à Bruxelles ou "Arts et Métiers" à Paris. L’architecture se met au service de l’ingénierie du rêve, et devient une vision de l’avenir. Rencontre.


Y a-t-il un point de vue particulier dans vos propositions d’architecture, et dans les imaginaires qui en résultent ?

Mon travail est toujours lié à un récit. Je conçois l’architecture et l’urbanisme comme des outils pour nourrir ce récit. Je considère d’ailleurs que l’architecture pourrait aller encore beaucoup plus loin dans l’organisation de sa propre narration : dans sa mise en scène, dans son sens profond, dans ce qui construit son fil narratif. L’architecture est trop souvent détachée de son sens et de ce qu’elle « raconte » à voir. J’admire les architectes qui parviennent à maîtriser les émotions qu’ils proposent, à guider le voyage de l’œil de l’usager qui découvre un lieu. Je ne suis pas architecte, contrairement à mon père et à mon frère, qui ont tous deux développé en marge de leur activité et chacun à leur manière un travail d’utopiste. Moi c’est par le récit que je visite ces mondes utopiques.


Quelle pourrait être la principale maladie de certaines architectures ?

C’est essentiellement un problème d’échelle à mon sens. Cette notion d’échelle doit être considérée dans une acception large, tant elle représente l’échelle des valeurs et de sens que l’architecte souhaite imprimer dans son projet. Il est fondamental bien évidemment qu’un projet d’architecture puisse développer une vision et avoir une certaine envergure, mais la dimension « couturière » du bâti reste absolument primordiale. Le sens harmonique, le plaisir de ville exige un changement de focale, un changement d’échelle, une prise en compte des aspects les plus ténus que nous offre la ville.

Mon père disait souvent que le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui. Néanmoins l’architecture doit de faire avec du temps. On constate aujourd’hui plus qu’hier que les villes sont composées d’une multitude de petits détails auparavant invisibles, d’une quantité de matériaux divers, d’une ambition posée parfois sur des éléments pouvant être considérés comme anodins, mais qui ensemble fondent la qualité de la ville. Je suis fatigué des grands gestes qui sont une forme d’arrogance, presque une condescendance, et qui sont d’ailleurs étroitement liés aux machines qui les ont créés. Je préfère une architecture qui passe par la main, qui se réduise le moins possible à l’économie. Je privilégie le regard amoureux. Mais tout est affaire de nuance, c’est une matière très complexe qui exclut toute forme de simplisme. Car il y a aussi des exceptions magnifiques. C’est le talent qui devrait l’emporter au final. Et je sais aussi que les architectes évoluent dans des contraintes éprouvantes, entre normes et moyens. Mais le talent n’est-il pas de proposer une solution à cette équation impossible ?


Et dans le contexte urbain ?

Quand je dessine, je recherche des espaces et des tensions qui me fassent rêver et qui me procurent des émotions, des lieux qui m’inquiètent et m’attirent en même temps. Je ne suis pas capable de produire des lieux qui soient uniquement positifs, je dois y inclure une certaine forme de mystère, je ne dois pas les comprendre entièrement. C’est aussi ce qui m’attire dans les villes, leur part étrange, qui me donne envie de revenir. Le trouble et l’harmonie cohabitent en plusieurs couches, ce qui exige du temps pour voir et pour concevoir.


Y a-t-il un architecte actuel qui réponde à ces préoccupations ?

Rudy Ricciotti m’intéresse par son récit. Il reconsidère l’architecture par le métier et la matière. En réalité toute nouvelle construction m’intéresse, dans la mesure où l’architecte réussit à s’affranchir de ses réflexes. La justesse de la proposition architecturale tient souvent d’une petite révolution, d’un point de vue particulier qui apporte une nouvelle manière de voir. La difficulté principale consiste à faire cohabiter tous ces nouveaux points de vue dans la ville de demain. C’est pour cette raison que l’architecte doit se mettre au service de ce qui existe et intégrer la multitude de contraintes qui se présentent à lui. Encore une fois, cette écriture demande du temps, et ce temps nous manque.



Le musée Train World rencontre un vif succès qui se renforce chaque année. Y a-t-il de nouveaux projets dans la continuité de son implantation urbaine ?

Une nouvelle sculpture sera implantée sur le pont Van Praet, à l’entrée de Bruxelles, pour marquer la présence du musée. C’est un projet que je co-réalise avec le sculpteur Pierre Matter. En réalité, la scénographie de Train World commence au pont Van Praet et il serait opportun de la prolonger. Le tunnel sous voie entre Vilvorde et Schaerbeek en voie d’achèvement, la réserve naturelle du Moeraske et l’entrepôt en fin de parcours pourraient être englobés dans un récit encore plus foisonnant. Le bâtiment du laboratoire datant des années 50 va aussi être récupéré par le musée, pour y intégrer les archives. On pourrait adjoindre à ce parcours un nouveau bâtiment musée traitant de la mobilité du futur, pour prolonger le lien historique. La gare pourrait ainsi dépasser son récit initial pour se projeter dans les déplacements de l’avenir, ce qui en ferait un projet unique au monde. J’ai l’impression que le projet Train World n’a encore qu’une seule aile, et qu’il faudrait lui en ajouter une deuxième pour qu’il prenne son envol et puisse montrer l’étendue colossale de ses capacités, en intégrant les conceptions futures. Bruxelles pourrait être une vitrine de ces nouveaux modes de déplacement.

De plus, la prochaine exposition du Train World s’appellera Animalia, et fera cohabiter des sculptures et des représentations d’animaux avec les trains. Train World est un lieu d’interrogation et d’émerveillement où se pose les grandes questions de demain, notamment la biodiversité et le rôle du ferroviaire dans sa défense. Le musée est au cœur des enjeux d’aujourd’hui.


Le dessin permet-il de projeter l’avenir ?

Le travail pour la « Red Team » proposé par l’armée française avec des scénaristes de science-fiction rejoint cette préoccupation pour le monde futur. Ce futur peut être parfois inquiétant, parfois optimiste. Il est important de donner des visions pour le futur. Les villes devraient faire la même chose, organiser des équipes qui osent projeter les villes futures. Le maire de Meudon (FR) m’avait par exemple demandé d’imaginer sa ville en 2030. Les espaces extérieurs dessinés par Le Nôtre et les grands bâtiments remarquables ont été brouillés par des ajouts postérieurs, rendant difficile la lecture de la ville. Le défi a été de faire dialoguer ces éléments rendus disparates, dans une réelle démarche d’urbaniste. Le bâtiment étrange des souffleries des années 30 devient ainsi le cœur d’une ville nouvelle, offrant une échelle nouvelle.

Le dessin sert dans ce cas à donner à voir, à donner envie. Comment donner envie de vivre à Paris ou à Bruxelles en 2040 ? Comment transmettre ce désir à nos enfants ? Ce type d’approche permet au citoyen de prendre sa place, d’assumer un regard critique sur sa ville. Il nous manque cet espace de réflexion, plus englobant, cette vision sur la ville par le dessin, sans le recours aux normes et aux contraintes de l’urbaniste professionnel.

Dans le même temps, Il est également indispensable pour le savoir d’oser imaginer le pire. Imaginer des zones de non-droit, des parties abandonnées aux catastrophes sociales et sécuritaire fait partie de l’exercice. Il faut avoir l’audace d’affronter les dimensions négatives qui s’offrent à nous, d’imaginer aussi bien les utopies que les dystopies. Bons nombres de ces visions font peur. L’inquiétude est de mise dans la plupart des scénarios de la « Red Team ». La complexité du monde permet la réalisation de choses effrayantes. Mais je pense que cela doit être fait, à condition de donner en même temps envie de voir plus loin, de dépasser cette négativité.

L’agence spatiale européenne m’a demandé de faire à peu près la même chose, comme s’il y avait un désir nouveau de voir, en 2022, dans un monde en crise. Le temps du politique est un temps très court, alors que certaines décisions portent sur des dizaines d’années. Il faut s’autoriser ce genre d’audaces.


Comment concilier réel et fiction dans un même lieu ?

J’ai toujours cherché à ce que le lecteur puisse croire aux histoires, puisse intégrer la fiction comme si elle était réelle. En même temps, quand j’agis directement sur le réel, comme pour les stations de métro ou le Train World, j’aime le compléter par la fiction. A Amiens, par exemple, toujours avec le sculpteur Pierre Matter, nous avons imaginé une sculpture entre le Nautilus et le poulpe, en hommage à Jules Verne. Poser un objet aussi imposant au cœur d’une ville est une grande responsabilité, de plus avec l’argent du contribuable. Il faut donc le justifier par un récit qui soit cohérent, qui puisse expliquer sa présence, qui lui donne son sens, qui soit respectueux du citoyen. La tension entre réel et fiction me passionne.

Autrefois les architectes travaillaient avec des peintres, des artisans, aujourd’hui ils travaillent avec des éclairagistes, des designers. On pourrait tout aussi bien imaginer qu’ils travaillent avec des romanciers, des scénaristes ou des scientifiques. On a trop compartimenté la pensée, on a envie de voir des transgressions, des passerelles nouvelles. Les moments de crise sont des moments formidables pour explorer de nouvelles collaborations. Personnellement je recherche ces aventures artistiques, cette recherche d’un chemin rare et unique avec d’autres. J’aime quand la créativité se déplace, en opposition à la solitude du dessin. En réalité j’adore les deux contextes, solitaire ou collectif, car ce sont les contraintes qui changent. En général elles sont très spécifiques pour le travail en équipe et beaucoup plus libre pour le travail solitaire.


Comment voyez-vous l’évolution de cette architecture qui vous a accompagné jusqu’à aujourd’hui ?

Je viens d’une famille d’architectes, et l’on parlait beaucoup d’architecture en famille, et notamment des désirs impossibles, de la pression, du poids du réel. Mon frère et moi sommes issus des années 50 et 60, avec ses utopies. Mon père nous faisait découper des images dans les revues d’architecture. Cela dit, heureusement que l’on n’a pas suivi tous les désirs créatifs de mon père, dont certains étaient sans mesure. Aujourd’hui les outils des architectes sont devenus impressionnants. La composition des espaces par le numériques est sans fin. J’ai une certaine fascination pour ces outils, bien qu’étant incapable de les utiliser et sans vouloir nécessairement les utiliser. Je vois néanmoins comment l’outil transforme profondément la pensée. J’ai peur qu’à un certain niveau l’outil n’en vienne à brûler la pensée, n’éprouve pas assez la pensée. J’aime les architectes dessinateurs car je sens directement le rapport entre le geste de la main et la pensée. Cette même main qui va toucher la poignée de porte, le mur ou la fenêtre, dans un prolongement immuable. J’aime aussi les accidents du dessin, car il y en aussi dans le dialogue que l’on développe avec lui, mais ils sont différents de l’accident numérique.


Propos recueillis par Nicolas Houyoux




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