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Penser à long terme

  • nhouyoux
  • 19 oct. 2022
  • 7 min de lecture

Depuis la création de BOGDAN & VAN BROECK en 2007, Oana Bogdan se concentre sur la réalisation d'une architecture bienveillante, la défense d’une culture urbaine de qualité et la redéfinition du rôle traditionnel de l'architecte.

Son expérience politique en Roumanie comme Secrétaire d'État à la Culture et au Patrimoine lui a permis de jouer un rôle de premier plan dans le gouvernement intérimaire de son pays natal. Elle a également été ambassadrice de Wiki Women Design et Women in Architecture en Belgique, deux projets du Flanders Architecture Institute.

Fin septembre, elle participait au festival « Lifecycles » à Gand, un cycle de conférences d’architectes internationaux partageant une approche holistique de l’architecture, vitale pour tout processus de conception et de construction à l'épreuve du temps. Rencontre.



L’architecture est-elle un acte politique ?

Oui, l’architecture est très chargée politiquement. En réalité, l’architecte intervient très tard dans le processus politique du projet. Les décisions importantes ont généralement déjà été prises. Je ne parle évidemment pas des maisons individuelles, mais bien des projets publics. C’est pour cette raison que j’ai moi-même accepté d’entrer véritablement en politique, en Roumanie. Je voulais voir l’autre côté. En tant que secrétaire d’Etat à la Culture et au Patrimoine, j’ai pu voir l’impact de ma simple signature sur le pays tout entier.


Je n'avais jamais pensé entrer en politique. J'y ai été invitée et j’ai accepté. Dès mon plus jeune âge, j'ai toujours eu un fort sentiment de justice sociale. La façon dont nous avons construit nos villes et la façon dont nous concevons l'architecture a beaucoup à voir avec la justice sociale. Le seul problème, c'est que nous, en tant qu'architectes, nous arrivons trop tard et nous sommes bien souvent impuissants. Très souvent nous en sommes réduits à faire de notre mieux. Mais quand l’implantation du projet est mauvaise, quand le programme est mauvais, quand certaines contraintes sont mauvaises, vous pouvez être le meilleur architecte du monde, le projet ne va pas être un succès.


Comment faire coïncider une vision architecturale et une vision politique ?

Il y a une opportunité pour les architectes qui vient directement de leur formation. Nous sommes formés à penser de manière holistique, de manière intégrée, à penser en « systèmes » pour que nous puissions avoir ce qu'on appelle le « design thinking », ce qui est vraiment nécessaire. Si nous pouvons trouver des moyens d'expliquer, d'illustrer, de rendre compte de la complexité d'aujourd'hui de manière simple, sans être simpliste, pour que les gens comprennent, alors je pense que nous pouvons inspirer le citoyen pour qu’il motive les politiciens à prendre des décisions plus audacieuses. Parce qu'en réalité, la volonté politique se rencontre rarement toute seule.


Une autre chose que nous pouvons faire, c'est simplement d’entrer en politique. Je conseillerais à tous les architectes d'essayer. C'est un service rendu à la société. J'utilise beaucoup de ce que j'ai appris en tant que politicienne. C'est une forme d’activisme en temps réel. Nous avons aussi créé un parti politique. C'était à une époque où le mot durabilité ne signifiait rien en Roumanie, absolument rien.


Je pense qu’en tant qu'architectes, parce que nous avons cette capacité à raconter des histoires ayant trait à l'avenir et à inspirer les gens, il est possible d’exercer une influence. Au fur et à mesure de petites étapes, nous pouvons influer sur la situation dans son ensemble. On peut le faire en pratique, dans la conception même du projet, en élargissant le discours et les préoccupations liées à nos conceptions.


Avez-vous prolongé cette expérience politique ?

L’année passée, j’ai présidé une commission d’experts pour accompagner le parcours Good Living, la réforme du règlement régional d’urbanisme à Bruxelles. S’impliquer dans les politiques publiques, c’est se demander comment inspirer les gens et les citoyens, mais aussi les politiciens et l’administration publique.


Comment abordez-vous vos projets urbains?

Nous essayons de mettre beaucoup de soin dans nos propositions. Et nous avons dans notre équipe des gens très compétents et très talentueux. Nous travaillons beaucoup en maquette, ce qui aide beaucoup la conception. Nous sommes très ouverts au dialogue et aussi ouverts à la possibilité de commettre des erreurs, car la possibilité de se tromper existe et doit être reconnue pour pouvoir sans cesse améliorer une proposition.


Bien sûr, être ouvert à l’expression de tous ne signifie pas faire des compromis. C’est une question de dynamique, c’est mettre tous les esprits en commun. Et pas seulement l'esprit des gens de mon équipe, car nous aimons aussi travailler avec des ingénieurs, ou avec d’autres collaborateurs, nous avons même travaillé avec des psychiatres. Le but est de susciter la bonne intuition. L’intuition est sous-estimée en architecture. L'intuition a le pouvoir d'établir des connexions inattendues entre différentes idées. À la fin du processus de conception, qui, dans notre cas, est toujours un processus de cocréation, le tout est plus grand que la somme de ses parties. L'une de mes principales préoccupations est de veiller à nourrir le flux collectif, lorsqu'une compréhension intuitive émerge et est véritablement partagée par le groupe de personnes impliquées dans le processus de conception. Cela nous fait gagner du temps et nous épargne la post-rationalisation au sein du groupe.


L'architecture doit être durable. Une architecture qui n'est pas durable n'est pas une architecture. La durabilité s’intègre dès le début de la conception, certaines données qui sont très spécialisées sont réalisées avec des partenaires. Nous travaillons ensemble, dès le début. Nous travaillons de façon intégrée.


Votre bureau d’architecture privilégie-t-il une orientation particulière ?

Nous ne sommes pas limités à un certain type de bâtiment, nous faisons de tout. Mais je dois dire que j'adore travailler sur des bâtiments existants. En tant qu'architecte, nous réagissons plus que nous ne créons, et toujours en rapport à l’existant. Aussi, avec les constructions existantes, dans la mesure où elles ont été conçues pour un certain programme, nos interventions conduisent parfois à des espaces résultants ou à des espaces hybrides que, s'il s'agissait d'un nouveau bâtiment, nous ne créerions jamais. C'est ce que j'appelle la générosité d'un bâtiment existant. On peut proposer des solutions qui seraient inimaginables dans des bâtiments nouveaux, en exploitant le potentiel du bâtiment, en termes de prix, de surface, de hauteur sous plafond,…


Acceptez-vous facilement que votre bâtiment puisse être modifié plus tard par un autre architecte ?

Lors de la mise en place de la commission d’experts Good Living pour Bruxelles, nous avons réfléchi à des règles pour que les nouveaux bâtiments puissent être adaptés à des usages divers. Ce qui signifie qu'ils ne peuvent pas être trop profonds, pour pouvoir toujours accueillir du logement ; ils ne peuvent pas des étages trop bas non plus, pour pouvoir accueillir de la mixité dans leurs fonctions. Nous avons donc réfléchi aux proportions qui permettent de multiples usages dans le temps. Ce sont des données que nous intégrons dans nos conceptions. La structure reste, mais l’habillage peut être modulé en fonction des usages futurs.


Vos projets font également état de nombreuses recherches, à quoi servent-elles ?

Nos analyses servent surtout à dézoomer. Nous sommes très attentifs à l'urbanisme et au design urbain, en partant du projet d'architecture. Le projet doit avoir une valeur ajoutée pour la ville, être une partie de ville qui participe à la régénération de la ville, au bien-être de toutes les espèces et de la planète en général. Quand nous parlons des humains, il y a les usagers, bien sûr, mais il y a ceux qui passent devant l'immeuble, qui le perçoivent comme une nouvelle façade pour la ville.


Vous avez été invitée comme oratrice du festival Lifecycles qui s’est déroulé à Gand fin septembre. En quoi est-ce important de prendre part à ce type d'événement ?

Rencontrer tant de bons architectes du monde entier est très précieux. « Lifecycles » devrait être une norme de bon sens. Nous allons devoir nous habituer à penser à long terme. La maximisation du profit ne signifie rien sans une vision sur la nature qui nous entoure. Tout ce paradigme est en train de changer, on le voit partout. Je me souviens qu'en 2011, j'avais donné une conférence sur la biodiversité, sur l’utilisation de ressources locales et sur l'épuisement des ressources à long terme. Les gens étaient dubitatifs. Maintenant la question est partout.


En quoi la question des femmes architectes est-elle également importante pour vous ?

C'est un problème de diversité. C’est au-delà de la différenciation homme/femme. Wiki Women Design, dont je suis une des ambassadrices, s'efforce de faire sortir les femmes qui ont marqué le design belge de l'ombre de l'histoire. Beaucoup sont restées sous le radar des institutions patrimoniales ou académiques, et Wiki Women Design entend combler cette absence. Il est toujours mieux d’avoir des perspectives diverses sur les questions que vous essayez de résoudre, ou sur le concept que vous essayez de développer. J’ai dû refuser un rôle plus structurel dans le soutien des femmes, car notre studio d’architecture est dans un processus de transformation, parce que mon associé quitte le bureau, donc je serais seule aux commandes pour la suite. Je voudrais mettre toute mon énergie et celle de mon équipe derrière ce nouveau challenge.


Quels sont les projets qui vous occupent actuellement ?

Nous travaillons maintenant, parmi d'autres, sur deux projets publics le long du canal de Bruxelles. Quarante pour cent de la surface du terrain le long du canal est publique, ce qui signifie que les pouvoirs publics peuvent y développer des projets stratégiques. Nous menons actuellement deux projets qui sont des projets extrêmement denses. L'un est une combinaison d'une caserne de pompiers et d'un centre sportif sur une parcelle très compacte : un centre sportif, partagé avec le voisinage, avec son entrée emblématique du côté du canal, donne un visage public à la caserne des pompiers. L’autre est un centre d’accueil pour usagers de drogues, qui regroupe beaucoup d’associations dédiées à cette problématique. Ici, plus que jamais, l'architecture devient un instrument de justice sociale. Nous avons cherché à inclure les usagers dans une dimension citoyenne, qui ne soit pas stigmatisante. Ce projet a reçu beaucoup de soutien politique jusqu’à présent, et nous espérons qu’il en sera de même après les élections de 2024. Une fois de plus, une vision à long terme est souvent incompatible avec un mandat politique de courte durée, qui ne se préoccupe souvent que de résultats dans un temps presque immédiat.


La crise sanitaire aura-t-elle un impact sur l’organisation future de nos villes ?

Les frontières entre loisirs, travail et vie domestique se sont estompées. Nous avons redécouvert l’importance d’une vie proche de la nature, ce qui remet en question une part importante du bâti existant. Certaines communes de Bruxelles, par exemple, sont si denses que la surface verte par habitant est presque inexistante. Alors que les habitants des communes à très faible densité et avec beaucoup de vert protestent contre les nouveaux lotissements. Elles montrent une attitude qui n'est pas du tout inclusive. Nous avons donc beaucoup appris des inégalités, mais aussi de l’extraordinaire machinerie qui fait fonctionner les villes, impliquant d’innombrables personnes presque invisibles. Souvent ces personnes n’ont pas les moyens d’habiter dans la ville dont ils s’occupent, c’est pourquoi une ville qui peut offrir des logements abordables est essentielle. Le logement n'est pas abordable pour 40% des ménages à Bruxelles. Vienne a par exemple un très bon score pour ce qui concerne la qualité de vie, mais c’est surtout dû au fait qu’elle a un des taux de logements sociaux le plus élevé d’Europe.


Propos recueillis par Nicolas Houyoux

 
 
 

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