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Poser la couleur

  • nhouyoux
  • 22 sept. 2022
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 sept. 2022

Georges Meurant est peintre et essayiste. Il est le fils cadet du poète et ethnographe René Meurant (1905-1977) et de l’illustratrice Elisabeth Ivanovsky (1910-2006). L’œil de Georges Meurant distribue les couleurs en ensembles intéractifs qui suggèrent un renouvellement sans fin de permutations. Son travail est intégré au Siège du Conseil de l’Union Européenne et du Conseil de l’Europe à Bruxelles, un bâtiment dont l’architecte et ingénieur Philippe Samyn est le principal auteur. Samyn et Meurant collaborent depuis 2010, notamment sur le Siège d’AGC Glass Europe réalisé en 2013 à Louvain-la-Neuve, un bâtiment sur pilotis avec 400m2 de fresques et cent quatre-vingt-huit vitrages, ou en 2015 les quatre façades d’une tour de 60m de haut à Zhoushan, une ile en Mer de Chine.



Pourquoi ces associations avec cet architecte ?

J’ai accepté ses propositions pour voir réaliser mon travail en très grands formats, visible avec un recul suffisant. J’ignorais tout des possibilités d’exécution et des relations avec les entrepreneurs. Je n’avais pas tellement la notion de l’échelle. Pour Europa, une maquette de 1 mètre a été réalisée et j’ai pu me faire une idée du résultat final à l’aide d’un endoscope. Un certain travail des couleurs amplifie la spatialité. Ainsi revêtues les salles de réunion paraissent plus grandes, les plafonds plus hauts. C’était nécessaire. Jean Guiraud, théoricien français du champ pictural, parle d’énergétique. Mises en œuvre, c’est-à-dire activées, les couleurs abolissent la césure entre espace et temps, transforment l’un en l’autre et vice-versa. Si vous regardez longtemps une peinture de montagne de Cézanne, vous aurez l’impression que la montagne grandit. De près, on voit des couleurs violentes se croiser successivement. C’est un piège très savant, un miracle que Cézanne a réussi souvent.


Y a-t-il une différence entre la spatialité proposée par l’architecte et celle issue de votre travail ?

Samyn explique qu’il sculpte le vide. Il crée des surfaces que je puis exploiter. J’inclus dans la volumétrie un espace d’une autre nature. Je compose un mélange d’équilibre et de déséquilibre. Quelque chose dont on perçoit la rigueur, puis l’instant d’après dont on constate la légèreté. La structure portante du plafond tend à disparaître sous l’effet des couleurs. Dans mes compositions, la stabilité ne dure pas. Elle se renouvelle et se réorganise. J’ai décidé très tôt, dans mon travail pictural, de contraindre le spectateur à jouer avec ma proposition par ses propres automatismes de perception. C’est le spectateur qui opère, involontairement, les permutations de ses aperçus.

J’avais dès le départ envisagé une circulation dans une gigantesque peinture, une œuvre totale. L’entrée dans la salle du Conseil a quelque chose de dynamique et presque d’initiatique : les personnes pénètrent dans la salle sous la voûte colorée et parcourent le tapis de couleurs au sol. Comme sur les cases d’un jeu de l’Oie ils se placent, quelque part, dans une ou plusieurs cases. Je suis convaincu qu’il y a une valeur positive dans mon travail, d’ailleurs étudiée expérimentalement par le sociologue et psychothérapeute autrichien Gerhard Stemberger et exprimée notamment par des autistes Asperger. Il y a paradoxalement une sorte d’apaisement lié à la complexité des intéractions entre les couleurs, pour ceux qui prennent le temps de les observer. Ceux qui n'ont aucun problème avec le flux infini de l'existence sont ceux qui peuvent probablement bénéficier le plus de mon œuvre.

Je me livre à une expérimentation. Ce qui m’intéresse, c’est la perception visuelle. J’exploite son caractère double qui est d’être à la fois biologique et psychique, puisqu’elle a d’abord un impact sur le corps, interprété ensuite (positivement ou négativement) par l’intellect. Je travaille dans l’action et la réaction. L’œil appartient à la peau, cette part de nous apparue dès les premiers instants de la cellule biologique. Pour en revenir à l’architecture : l’architecte fait le squelette, je fais la peau. Je suis un spécialiste de la peau pour ce qui concerne les couleurs.


Quelles sont les principales difficultés que l’on rencontre pour ce type de chantier ?

L’imcompréhension des autres acteurs de la création, les entrepreneurs et les exécutants. J’ai été soutenu par l’architecte lorsque j’ai refusé les vingt tons qui m’étaient accordés pour les dalles de feutres des plafonds ou les teintes des tapis. J’en ai obtenu soixante. La recherche des couleurs a été difficile. Les échantillons que l’on me présentait ne permettaient pas d’exploiter certains tons pour moi indispensables, comme un vert acide ou un rose pâle. Les fabricants ont dû retrouver des formules chimiques de teinture des laines parfois vieilles d’un siècle et demi, ou en créer de nouvelles. J’ai été étonné de la médiocre qualité des travaux d’exécution dans l’architecture actuelle, comparée à ce qui se faisait au début du XXe siècle par exemple.

J’ai relevé pendant une semaine avec ma photographe anglaise quantité d’erreurs de montages des dalles des plafonds. Je suppose que mon rapport a fini dans une poubelle. Pour les trémies d’ascenseurs il y a de nombreuses erreurs de montages qu’il n’était pas possible de corriger. J’ai accepté que des coups et griffes soient comblés et masqués par des couleurs en bombe posées « à l’identique ». Mais ces repeints brillants posés sur des compositions mates sautent à l’œil. Il est question à présent de remplacer « à l’identique » de très nombreuses dalles de plafond franchement sales – défaut de conception, d’exécution ou autre je l’ignore mais j’ai constaté que circulent derrière les plafonds de forts courants d’air qui ne devaient pas s’y produire, qui charrient des poussières.


Votre œuvre a-t-elle été bien reçue ?

La Régie des Bâtiments avait craint des réactions négatives au point d’envisager de tout abandonner. La presse a finalement été généralement favorable, sauf la presse britannique pro-brexit. La critique de mes couleurs a illustré son refus de Bruxelles. « L’espace technicolor psychédélique de l’œuf est si lumineux que des lunettes noires seront probablement disponibles au comptoir du concierge. » Le public est plutôt réceptif. Les gens prennent les réalisations en photo et les partagent sur les réseaux sociaux. Certains y voient un jeu enfants, d’autres intellectualisent. Le politique ne s’exprime pas. Le Conseil considère mon travail comme emblématique du bâtiment Europa. Le précédent Président du Conseil a acheté trois de mes peintures pour un bureau où sont reçus actuellement encore des Chefs d’Etats. Des propositions d’utilisation de mes dessins pour réaliser des cadeaux protocolaires me sont régulièrement soumises.


Comment ressort-on d’un tel travail ?

Plutôt satisfait de l’aventure (2010 – 2017). Ce bâtiment me plait. Je vois Europa comme un creuset, un lieu de lumière et de travail. L’architecte voulait un bâtiment joyeux, en contraste avec le Juste Lipse, qui est en tout point désastreux. Ma réponse s’accorde aux activités qui s’y tiennent. Je propose une imagerie abstraite de ce qui peut y coexister et muter sans la nécessité de se confondre ou de s’identifier. Pour ce faire j’ai été confronté à des défis dont j’ignorais tout. Je n’avais jamais utilisé Photoshop avant de produire mes projets et plans d’exécution. Finalement il n’y qu’a continuer à apprendre. J’avais signé le contrat du Conseil sans me rendre compte de ce qu’il y avait bien plus à faire que ce que j’imaginais, mais la quantité de travail ne m’impressionne pas. J’aime faire ce que je fais. Par ailleurs j’aurai peint toute ma vie dans une époque vouée à la communication, qui considère que la peinture est finie.


Propos recueillis par Nicolas Houyoux




 
 
 

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