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Interroger la valeur d’usage

Lauréats du Prix EU Mies van der Rohe et du Grand Prix National de l’Architecture, distingués par le prix Pritzker (considéré comme le prix Nobel d’architecture), les architectes Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal conçoivent depuis plus de trente ans des espaces généreux et ouverts, construits de manière économique et écologique. Souvent associée à la transformation de l'existant, la démarche des architectes est fondatrice pour l’avenir de la discipline architecturale.

Le travail d’Anne Lacaton et de Jean-Philippe Vassal reflète « l’esprit démocratique » de l’architecture. Particulièrement sensibles à la vie et à l’âme des lieux, ils se revendiquent comme des architectes dont le dessein n’est pas de fabriquer des objets architecturaux sophistiqués, mais dont la philosophie est de travailler sur l’économie des moyens sans tomber dans une architecture standardisée, vide de sens.

Ils ont démontré que l’engagement pour une architecture à la fois technologique, innovante et écologique peut être poursuivi sans nostalgie. L’École d’architecture de Nantes, le Palais de Tokyo (réhabilitation), le FRAC Nord-Pas-de-Calais sont parmi leurs édifices les plus remarquables. Ils se sont fait connaître en 1993 avec la «maison Latapie», maison individuelle réalisée à Floirac. Plus récemment, ils ont réhabilité trois immeubles de la cité Grand Parc à Bordeaux, projet qui s'inscrit dans la philosophie de leur architecture : construire autant que possible dans l'existant avec une économie de moyens pour une architecture stimulante qui va à l'essentiel. L'immense leçon - au sens propre du terme - que nous donnent ces deux architectes tient en deux clés : le profond et exigeant respect des lieux et des personnes auprès desquels ils sont appelés et l'engagement obstiné et éthique à concevoir une architecture au service du bien-être. Rencontre avec Anne Lacaton.

Vous évoquez l’idée d’une certaine fragilité dans la conception architecturale, un regard particulier plein de nuances. Vous parlez également de non-démolition pour ce qui concerne les bâtiments existants, dans le respect du bâtiment tel qu’il est. A quoi pensez-vous en priorité à l’entame d’un projet de rénovation ?

La fragilité, ce n’est pas tellement une question de matériau, c’est une situation d’ensemble. C’est se rendre compte qu’il y a des choses qui tiennent entre elles, qui constituent des ensembles, et qu’il vaut peut-être mieux conserver ces ensembles tels quels, sans les abîmer. Nous avons souvent été confrontés à ces situations, dans le cas de démolitions, dans les grands ensembles notamment, pour lesquelles on pouvait penser que démolir une partie allait pouvoir ouvrir une situation, alors que cela fragilise immédiatement les autres. Et finalement on en arrive à ce que tout soit démoli. C’est comme dans une forêt, si vous en couper une partie, les arbres qui restent sont fragilisés.

Cette notion d’ensemble doit évidemment inclure les personnes, les habitants, souvent fragiles dans leurs habitats. Nous ne voulons pas tailler, éliminer ce qui risque de s’avérer essentiel.


Pensez-vous également à la préservation de vos bâtiments dans le temps ?

Bien sûr, c’est surtout en leur donnant la capacité de pouvoir se transformer, se renouveler ; en imaginant des structures qui peuvent offrir du changement. Nous voyons souvent les deux cas : des bâtiments rigides, difficilement transformables, offrant des espaces peu modifiables, et d’autres plus flexibles, qui ont cette capacité d’offrir de nouvelles opportunités spatiales.


Le projet pour la place Léon Auroc, à Bordeaux, fait l’analyse de la notion d’ « embellissement », pour finalement conclure qu’elle n’est pas efficiente pour ce cas. La proposition se résume donc à des travaux d’entretien, simples et immédiats. Est-ce toujours un travail d’architecte ?

Evidemment. On pense toujours que l’architecture, l’urbanisme, c’est forcément fabriquer de l’objet, de la construction, quelque chose qui se voit. Mais c’est surtout fabriquer de l’expertise, de l’analyse. Pour cette place, on nous demandait de changer les sols, le design des bancs, les lampadaires. Après nos visites et nos entretiens avec les habitants, nous avons constaté que rien n’imposait ces changements important. A quoi renvoie la notion d’embellissement ? A la mode, au design ? La qualité, le charme, la vie existent. La place est déjà belle.

Le travail d’analyse est primordial. Par la suite, il peut bien sûr y avoir autant de réponses que d’architectes. Mais ce regard critique est essentiel, car il est aussi au service du commanditaire, qui devra opérer un choix.


Ce type d’analyse évite-t-il aussi une certaine forme d’autolâtrie ?

J’espère que cela nous en préserve.


Comment recevriez-vous un commanditaire qui n’a aucune limite budgétaire, aucune contrainte financière ?

Si la question qu’il pose est intéressante, nous n’aurions aucun problème à nous engager. Mais ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de limite d’argent qu’il faut le dépenser négligemment. Il faut conserver une cohérence. Mettre plus d’argent n’apporte pas toujours nécessairement plus. Cela n’a jamais été une fin pour nous, ni un critère de choix. Nous ne sommes évidemment pas contre des budgets confortables, mais cela ne changera rien à notre démarche : d’arriver à mettre les choses en relation, de façon simple et directe comme on aime le faire.


Il y a dans vos projets un rapport entre le volume d’espace proposé et le volume de matériaux utilisés. Est-ce une préoccupation environnementale ?

Bien sûr. Cela rentre dans notre définition de l’environnement. Par exemple, nous essayons d’utiliser le moins de béton possible. Si l’on compare la quantité de béton que nous utilisons et sa durée de vie, en regard de l’espace proposé, on peut définir un degré de performance. Nous essayons de ne pas utiliser de matériaux inutiles, de travailler avec des matériaux bord-à-bord, sans matériau de recouvrement. Ce n’est pas toujours facile, mais c’est un intérêt constant pour nous.


L’usager participe également de cette préoccupation, dans l’usage des rideaux thermiques par exemple. C’est lui qui devient acteur de l’isolation de son espace. Avez-vous une approche différente de l’environnement ?

Nous avons une approche plus bioclimatique. Nous voyons des immeubles ayant subis de lourdes rénovations de l’enveloppe par l’ajout d’isolant extérieur, et qui doivent être détruits 15 ans après car les matériaux utilisés sont généralement peu durables dans le temps et ne donnent pas toujours les résultats escomptés. Les isolations par l’extérieur créent des systèmes inertes, où l’habitant est confiné. Nous préconisons le contraire, nous cherchons plutôt à considérer la relation d’échange avec le climat. Parfois celui-ci est antagoniste, mais il peut aussi apporter des ressources : de la lumière, de l’énergie. Une isolation extérieure n’a d’intérêt que pour une partie de l’année. Impliquer l’habitant permet une relation plus adaptée et flexible avec la nature extérieure, et cela lui permet de produire son propre confort.

Les normes évoluent, on arrive à peu près à justifier cette approche pour l’habitation, bien que cela reste difficile. Mais pour des programmes de bureaux par exemple, la climatisation s’avère encore indispensable, ce qui reste à mon sens une contradiction. Nous privilégions une approche plus mobile du confort,

L’utilisation des serres horticoles à Mulhouse est l’exemple de la recherche d’une efficacité agréable. Ce principe des serres fonctionne vraiment avec l’extérieur, il vient en complément des espaces classiques. La combinaison de différents principes d’habitation offre au final des espaces agréables et différenciés. Certains espaces sont plus adaptés pour certaines périodes, certaines saisons, certaines heures. Les fonctions sont libres et mobiles.

Intégrer la vie quotidienne est un élément de durabilité. C’est uniquement quand l’habitant est impliqué que la durabilité fonctionne. Il est partie intégrante de la solution.


L’usager a-t-il un rôle dans la part expérimentale de vos projets ?

Dès que c’est possible. Le travail avec le client ou l’ingénieur est un travail plus classique. Il faut les convaincre du bien-fondé du projet, pour pouvoir s’engager avec lui dans la même direction. Si on ne peut pas impliquer l’habitant directement, nous essayons d’imaginer les espaces les plus libres, pour que des personnes de caractères différents et une diversité de façons de vivre puissent s’y intégrer. On essaie donc de ne pas aller trop loin dans la définition des lieux, pour qu’une part de finition puisse s’effectuer par l’habitant ou par l’usager lui-même. C’est le cas également pour les projets publics, où l’investissement d’appropriation est important.

Quand l’habitant est présent, par exemple dans le cas de transformations d’immeubles de logements, on préconise de faire les transformations sans déménager les occupants. Ce n’est pas toujours facile, mais il est pour nous important de maintenir le plus possible la vie sur le site, pour éviter qu’elle ne s’en aille définitivement. C’est la même chose pour les lieux culturels : quand il y a une vie, une énergie quelque part, il vaut mieux en conserver les bases pour qu’elle puisse renaître plus facilement. Durant la crise du Covid, beaucoup de lieux se sont plaints de ne pas retrouver leur fréquentation d’avant la crise.

Faire une transformation en site occupé n’est pas une contrainte insurmontable, et apporte du positif. Cela exige une plus grande rigueur et évite certains problèmes liés aux immeubles vides. Il y a une interaction intéressante entre les habitants et les ouvriers, les corps de métier.


Pourquoi avoir voulu conserver l’identité du bâtiment initial dans le projet de la halle double de Dunkerque, intégrant les collections publiques d’art contemporain de la FRAC?

Le bâtiment initial a une histoire très forte, emblématique. Son volume intérieur est immense, lumineux, avec un potentiel exceptionnel. Il est le seul bâtiment des chantiers navals à avoir été conservé, sous la pression des habitants de Dunkerque, car c’est le dernier hangar qui réalisait les assemblages des pièces des bateaux. Ils l’appelaient la cathédrale. Sous la pression, la municipalité a donc proposé de le maintenir, et de le remplir avec de nouvelles fonctionnalités. Pour nous, il était illusoire de traiter un tel bâtiment pour le rendre conforme aux conditions de conservations des œuvres et à leur exposition. Il aurait été rendu méconnaissable, et aurait perdu son identité. On aurait abandonné ses incroyables atouts : la lumière, son entrée gigantesque, son architecture. Par contre, faire un bâtiment à côté qui puisse être comme son double, sans rivaliser ni s’effacer, permettait de créer une structure qui pouvait avoir toutes les structures et toutes les caractéristiques de traitement de l’air et de conservation nécessaires à un musée.

La halle initiale reste un espace entièrement disponible, qui peut fonctionner en extension des activités de la FRAC, ou rester indépendant. Il ne s’agit pas tellement de mémoire ou d’histoire, mais plutôt de la valeur de ce qui existe déjà, de certaines qualités qui sont encore utiles, et qu’il serait dommage de perdre.


Propos recueillis par Nicolas Houyoux

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