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‘J’aime que tout soit poreux’

Marie-Françoise Plissart est photographe et réalisatrice. Ses travaux principaux portent sur la vie urbaine, l’architecture, les rapports sociaux.

Polyvalente, elle a réalisé des reportages sur le Congo et la Russie, elle s’est essayée au photo-roman en noir et blanc et a remporté le Lion d’Or de la Biennale d’Architecture de Venise en 2004.

Elle a réalisé entre autres « L’occupation des sols » en 2002, « L’Atomium in/out » en 2006, « Le Quatrième mur » en 2013 ainsi que « Kinshasa Beta Mbonda » en 2019.

En 2024, Marie-Françoise Plissart démarrera l'installation d'une œuvre photographique en carrelage à la station de métro Parc à Bruxelles, intégrant aux murs et au sol de la station une carte des océans et 11 tableaux des mers sur les 5 continents.

Comment avez-vous abordé le nouveau projet de la station de métro ?

C’est un projet qui remonte à 2002, mais au départ la proposition que j’avais faite ne me satisfaisait pas entièrement. J’ai donc décidé de la modifier complètement. C’est à Shanghai que l’idée de l’eau m’est apparue, celle de mettre la mer dans le métro. J’ai travaillé très tôt avec le bureau d’architectes (GS3 architectes) et j’ai demandé de faire une maquette. Je considère que mon travail est toujours très proche de l’architecture. J’ai aussi travaillé avec mon voisin, l’architecte Eric Quinet, qui m’a été d’une aide précieuse. Le projet va inclure une immense carte marine, réalisée par Bieke Cattoor, déployée sur le sol. L’idée a ainsi pu mûrir pendant toutes ces années, et s’enrichir au fur et à mesure de mes explorations et de mon regard sur le monde. J’ai encore changé quelques images l’année dernière, en intégrant les bouleversements récents de l’actualité dans le projet.

J’ai aussi lu ‘L’eau et les rêves’ de Gaston Bachelard, et j’ai été absorbée par sa générosité. La lecture est un sacré moteur pour la créativité. Les livres font le résumé du monde.


Comment abordez-vous les composantes politiques ou géopolitiques de vos images ?

J’aime que mes photos témoignent de quelque chose du présent. J’ai un exemple. La prochaine exposition intitulée ‘Onomatopée’ de la galerie Huberty & Breyne voulait présenter une de mes œuvres, mais je ne trouvais rien à leur proposer sur ce thème. Puis je me suis souvenu de mon voyage à Moscou en 2005. Je m’étais alors fixé une petite caméra sur le pied et je filmais mon entourage de cette façon-là. Un certain moment, j’ai filmé une petite fille occupée à regarder sur un présentoir une poupée chantante, un jouet mécanique ‘sexy’ interrompu par un soldat mécanique qui criait PAN PAN PAN, lui-même secondé par un char mécanique. Il m’est apparu évident que cette séquence se raccordait parfaitement à notre présent, à notre actualité, et pouvait illustrer le thème de l’exposition. Une poupée avec un char, c’est déjà une ambiance particulière, presque une prémonition. C’est déjà une proposition politique pour l’imaginaire d’une petite fille de 5 ans, une forme d’embrigadement.


Quelle différence faites-vous entre image fixe et mobile.

La photo reste très solitaire. La vidéo et le cinéma offrent des possibilités très différentes. Pour mon film "Kinshasa Beta Mbonda", qui retrace le parcours d’anciens délinquants convertis à la musique, le travail a été un échange permanent. La préparation a pris beaucoup de temps, la production aussi. C’était un travail d’équipe de bout en bout. Pour le film ‘L’occupation des sols’, le rapport entre film et photo est plus immédiat. Le film a été réalisé en été en 2002, il y a 20 ans, à une époque où plus de gens sortaient dans la rue et où ils ne regardaient pas constamment leur téléphone portable. Cela m’intéresse maintenant de dater mes réalisations, car c’est aussi le signe que le monde change. C’était moins le cas avant, je voulais que mon travail rejoigne une part plus universelle, ce qui me semble aujourd’hui presque impossible. L’universalité surgit du détail, du concret, du signe particulier.


Comment abordez-vous une nouvelle idée ?

Je trouve que ce que me propose le monde est fascinant. Il suffit de sortir de chez moi pour être accrochée par une ambiance, un décor, une scène. Souvent plusieurs mondes se côtoient dans un même lieu. J’essaie d’être perméable à cela, de le saisir au moment opportun. Tout est là. Les expositions, les livres, les projections de films sont un moteur pour nourrir cette démarche, pour aller chercher ce que le monde me propose. François Schuiten vient par exemple de me demander de photographier un taxidermiste en France pour la prochaine exposition Animalia au Musée Train World. Ce fut une expérience formidable. C’était comme d’être dans un cabinet de curiosités grandeur nature. Le monde aussi est une sorte de cabinet de curiosités permanent. J’aime que tout soit poreux. Que tout s’entrecroise.


Quel supplément d’âme pouvez-vous apporter à la photo d’un bâtiment ?

J’ai beaucoup travaillé avec Pierre Hebbelinck, avec qui j’ai réalisé les projets les plus aboutis. A chaque fois je lui demandais de tout me raconter sur le projet, de m’expliquer tout son cheminement. J’emporte ce bagage avec moi quand je réalise mes photos. Une fois que ces paramètres sont bien intégrés, cela vient tout seul. Il y a une quinzaine d’années, Pierre Hebbelinck m’a demandé de photographier des objets et du mobilier en métal, ce qui m’était d’abord apparu comme ennuyeux. Mais immédiatement sa proposition d’en faire un ‘flip-book’ m’a semblé enthousiasmante. C’est son récit et sa capacité d’organisation qui sont passionnants. Et le projet a pu été réalisé de façon presque immédiate.


Photographie-t-on toujours la réalité ?

Une photo ne sert pas à montrer ce qui est. Dans la mesure du possible, on ne doit pas se lasser d’une photo. Il faut qu’elle puisse permettre de renouveler le regard du spectateur, de raconter une infinité de choses. J’aime aussi cultiver le paradoxe de l’image, qu’elle puisse raconter une chose et son contraire. Mais je n’ai aucune méthode particulière pour y parvenir. Mes photos sont une petite porte d’entrée vers l’évocation du monde.


Vous avez souvent évoqué la privatisation de l’espace public. Qu’en est-il ?

Auparavant, pour prendre des photos, je pouvais circuler sur les toits presque comme je voulais. A partir de 2013, c’était devenu beaucoup plus difficile. Le nombre d’espaces publics diminue. Les accès aux bâtiments deviennent difficiles. Je crois que je ne pourrais plus refaire aujourd’hui des projets comme ‘Bruxelles, Horizon Vertical’. Certains accès deviennent payants. Les espaces se privatisent et s’artificialisent de plus en plus. En même temps, les expériences liées à la perception et à nos sens s’amenuisent. Moins d’horizon, moins d’odeurs, moins de nature. Le corps s’abstrait du monde, devient hors sol. Et on en revient à l’idée première : l’occupation ou non du sol.


Comment intégrez-vous le temps dans vos réalisations ?

Le choix de l’appareil est en lien direct avec le rapport au monde. Un appareil plus ancien qui demande un temps de pose qui peut durer parfois un quart d’heure n’est pas comparable à un smartphone qui prend une photo en 1/100 ème de seconde. Les mises en place ne sont pas les mêmes, la démarche elle-même n’est pas la même. Rencontrer le monde prend du temps. On peut comparer le besoin d’immédiateté actuel avec les sites de rencontre, où le temps de l’approche devient de plus en plus réduit. J’aime quand le matériau ‘temps’ fait partie intégrante d’un projet, et qu'on le prend littéralement, et qu'il devienne une jubilation.


Construit-on une photo ?

Oui, une photo se construit. Mais il ne faut pas que cela se voit. J’aime cette concrétude. Il y a une notion de justesse dans une image, ou dans un tableau, qui donne l’impression que tout est à sa place. Cette mise en place prend du temps. Il en est de même pour l’architecture. Je pense notamment à l’architecte Henri Chaumont, qui prolonge une tradition de menuisier, et qui utilise le bois d’une façon remarquable. Le temps de l’apprentissage, le temps de la réalisation est essentiel pour parvenir à un résultat aussi exemplaire. Il a osé aller au bout de son matériau, jusqu’à le plier et le tordre. Seul quelqu’un ayant une connaissance quasi exhaustive de son domaine peut y arriver. Je trouve cela admirable.

La notion d’échelle est aussi très importante. Une photo en grand format montrera toujours plus qu’un petit format portable.


Et la musique ?

Encore un exemple. En 1995, le ‘Kunstenfestivaldesarts‘ m’a demandé de faire des photos de Bruxelles. On était en mars, Bruxelles était terne. J’ai alors eu l’idée de mêler ce thème avec celui du feu. A ce moment-là j’écoutais assidument ‘Don Giovanni’ de Mozart. Cette musique me donnait des ailes. Le jour de l’exposition, une amie me dit : ‘c’est drôle, tes images me font penser au Don Giovanni’.

C’est encore de la porosité.


Propos recueillis par Nicolas Houyoux

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