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La production de l’espace

Le CIVA présente l’exposition After / D’après / Na de Vincent Meessen, le projet inaugural de Research in Residence, une initiative de recherche transdisciplinaire destinée aux architectes, artistes, paysagistes, universitaires et critiques, et basée sur les collections du CIVA.

Vincent Meessen vit et travaille à Bruxelles. Sa pratique artistique est affaire de méthode tout autant que de forme. Situé au carrefour de l'art contemporain, du cinéma et de la recherche, son travail approche des objets et des sujets historiques en tant qu'espaces disputés, des espaces en attente de récits critiques aptes à reconfigurer notre savoir et notre compréhension. Ses travaux ont été présentés dans des expositions au WIELS (Bruxelles, 2016), à Bozar (Bruxelles, 2017), au Centre Georges Pompidou (Paris, 2018), au Power Plant (Toronto, 2019), dans de nombreux festivals de cinéma comme la Berlinale (2022) ou le New York Film Festival (2022) et dans des biennales, notamment celles de Venise (2015), Taipei (2016), Shanghai (2018), Chicago (2019), Lubumbashi (2019), São Paulo (2021), Dakar (2022) et Berlin (2022).


Que montrez-vous actuellement dans votre exposition ?

C'est un dispositif spatial simple qui accueille différentes formes qu'on pourrait qualifier d'ambigües et de potentiellement polémiques : des archives d'architecture moderne issue des collections du CIVA, une nouvelle œuvre sonore en quadriphonie conçue spécialement pour l'occasion, une maquette prise entre deux époques, un petit film en noir et blanc, des posters couleurs qui semblent à première vue mal imprimés, une chaise perforée, une publication avec images et textes...

Cette exposition au CIVA met en intrigue la construction d'une maison contemporaine située dans le lieu dit « La Garenne », à Linkebeek, une commune à facilités en périphérie de Bruxelles. C'est un projet pour une famille qui désirait recouvrer quelque chose comme un rapport à la « nature ». L'exposition fait le récit de ce projet qui a dû s'insérer dans un milieu déjà construit et par ailleurs habité par une faune et une flore intéressantes. Le titre de l'exposition est trilingue : « After / D'après / Na », ce qui est déjà une façon de jouer avec les mots car la traduction en français, un peu différente par le « D' » introduit, fait que le mot « après » n'est plus seulement un marqueur temporel. « D'après » renvoie aussi à une forme de copie, d'influence, d'appropriation, de variation sur de l'existant. L'exposition fait effectivement de multiples emprunts au passé et à des formes existantes. Mon approche historique n'est jamais linéaire, elle est plutôt relationnelle. Je cherche souvent à brancher une époque sur une autre, à les relier par delà les âges.


Que voit-on à l'entrée ?

L'exposition s'ouvre sur un plan de situation sur lequel on voit dessinée une parcelle et en lignes rouges un arpentage humain sur cette parcelle. Sur le même mur deux coupes montrent comment un cottage du début du siècle dessiné par l'architecte Léon Sneyers va céder sa place cent ans plus tard à une maison contemporaine. Dans une vitrine sur le mur opposé, on aperçoit une note d'intention des futurs habitants énonçant un projet d'architecture qu'ils ont intitulé « Der Bau » et juste à côté un rapport du bureau d'architectes mandatés pour réaliser ce projet : OFFICE Kersten Geers David Van Severen. A l'intérieur de l'espace, on apprend que la maquette de la maison contemporaine qui y est présentée a été fabriquée à l’aide d'anciens lambris en bois « sauvés » de la maison de l’architecte Léon Sneyers, une construction qui a donc été détruite pour permettre la construction de la nouvelle maison.


Comment les deux projets se mettent-ils en relation ?

Alors que j'évoquais ce travail en cours, celui de la réalisation de la maquette, le responsable des collections du CIVA m'a informé que l'institution détenait les archives de Léon Sneyers, un architecte aujourd'hui assez oublié malgré qu'il fut l'un des premiers à rayonner au-delà de nos frontières. Le CIVA possède en particulier divers documents liés à ce cottage construit en 1903.

Cette résidence de recherche m'a permis de revenir 10 ans en arrière, sur la genèse du projet contemporain, en regard avec les archives. La note d'intention initiale se présentait plutôt comme une forme de scénario. J'avais alors rédigé un document de travail à l'attention des architectes, qui portait déjà un titre et une image en couverture. L’image était celle du lapin-canard, un dessin au trait créé à la fin du 19e siècle, donc plus ou moins à la même époque que la maison de Léon Sneyers pour « La garenne ». Dans le domaine de la psychologie, de la philosophie ou dans le monde de l’art, c’est un dessin qui a beaucoup été discuté, reproduit et imité. C'est une image paradoxale car on y discerne deux animaux : un lapin ou un canard. Quand on voit le lapin, on ne voit pas le canard, et vice-versa. Dans tous les cas, on ne peut voir simultanément les deux animaux. Notre cerveau choisit. Cette image est devenue une forme de métaphore de l'ambiguïté des images, de notre lecture toujours circonstanciée du réel. J'aime cette idée qu'on puisse sortir de l'exposition et n'avoir perçu qu'une partie, d'avoir besoin d'en parler avec d'autres pour conforter ou reviser une opinion.

Dans l'exposition, cette image, comme d'ailleurs chaque objet présenté, a donné lieu à un texte spécifique. On retrouve ces textes inspirés par les documents d'archive et les objets présentés dans une publication.


L’ambiguïté semble au cœur de la démarche.

Je parle un peu deux langues, parfois je les mélange dans la même phrase, la langue du lapin, ou celle du canard, c'est-à-dire la langue de l'artiste qui met en récit, et en même temps celle du commanditaire qui y vit. Ce projet habite un espace frontière : ce lui qui unit l'art, la vie et l'architecture. L’exposition n'est cependant pas une tentative de résoudre cette problématique. C'est plutôt l’idée de la réouvrir publiquement, de reposer les termes de la cohabitation à travers une approche dite constructiviste, qui vise à reposer les termes depuis une situation vécue et non pas depuis des principes abstraits.


A quoi fait référence « Der Bau », le titre de la note d'intention conçue il y a une dizaine d'années?

« Der Bau » est, lui aussi, un emprunt et un mot ambigu, il a deux significations en allemand : terrier et construction. Franz Kafka l’avait utilisé pour une nouvelle qui est restée inachevée. La nouvelle raconte la tentative d'un narrateur d'habiter un espace qui est une espèce de terrier en construction. On ne peut déterminer si ce narrateur est humain ou animal, ou quelque chose qui se situe entre les deux. Ce narrateur est sans cesse occupé à entretenir et agrandir son terrier, à le scruter et à le sécuriser aussi. Certains y ont vu une métaphore de l'oeuvre,... jamais complète, toujours à parachever. Pour d'autres, ce récit fait peut-être aussi de la construction d'un espace en propre le terrain d'une réflexion critique sur la propriété comme jouissance exclusive...Un peu comme si Kafka nous soufflait à l'oreille « l'exclusif de la propriété est inapproprié ». Une invitation à penser la pulsion d'appropriation qui règne dans le capitalisme. Nous le savons : chaque espace est toujours déjà habité, comment dès lors composer avec ceux qui nous précédent sur un territoire? C'est une question foncièrement politique. Elle n'est pas éludée dans l'exposition.


Où se situe la maison conçue par OFFICE Kersten Geers David Van Severen ?

Sur la Garenne, un terrain situé dans un espace d'entre-ville, en partie en zone agricole, en bordure d'une poche de verdure de vingt hectares...en périphérique directe de Bruxelles. C'est en fait d'abord un espace approché comme milieu de vie ou biotope. Le projet incluait dès le départ de faire de la permaculture et de la culture sous serre, la construction de la maison n’étant qu’un des éléments du projet de vie. Il y avait sur ce terrain deux maisons de l’architecte Léon Sneyers, dont l’architecture a été influencée par le style cottage anglais, mais aussi par la sécession viennoise et l'art nouveau. Léon Sneyers, ancien collaborateur de Paul Hankar, est aussi l'architecte qui a construit le pavillon belge à Venise, qui est utilisé pour les biennales. Ce pavillon a fait l'objet de très nombreuses et importantes modifications au cours du siècle dernier. Il se fait qu’en 2008 OFFICE Kersten Geers David Van Severen avait participé à la Biennale de Venise, et encerclé le pavillon d’une périmètre en aluminium. Pour ma part, j'ai représenté la Belgique en art contemporain en 2015 dans ce même pavillon, ce qui crée d’emblée un lien implicite entre les trois principaux protagonistes de l’exposition.


Pourquoi cette réflexion maintenant ?

Après avoir vécu pendant assez longtemps sur le terrain et dans la maison d'OFFICE Kersten Geers David Van Severen, il était intéressant de pouvoir prendre du recul, d’établir une sorte de bilan, et de profiter de l’occasion offerte par le CIVA d’ouvrir ses archives, de chercher une forme de dialogue entre des époques et des relations à la question de la « nature ».

L'exposition a pour but de ramener une parole d'habitants autour d'une commande et de son histoire, et de voir comment cette commande a été pensée et passée. La maison elle-même n'est pas reproduite dans l'exposition, sinon de manière extrêmement fugitive, une fraction de seconde dans un tout petit film qui est posé au sol tourné en super 8. On voit d'abord une série de taupinières, puis une taupe, faisant face à cet habitat humain surgit du sol. Le super 8 donne l'impression d'être face à quelque chose de daté, ce qui vient brouiller aussi notre rapport au temps. Ce petit film plante un décor : des habitants se font face : l'humain et la taupe. Ils partagent et configurent le territoire. Chaque habitant impose son usage, son rythme et compose sa propre grille. Comment arriver à négocier les agendas respectifs ? L'exposition est une tentative de reprendre et d'actualiser la question posée par la nouvelle de Kafka.


Quels sont les moyens utilisés pour rendre compte de ces enjeux?

J'ai de suite pensé à une œuvre sonore. Car en relisant Kafka, je me suis rendu compte que le personnage est obnubilé par le son. J'ai d'abord écrit de courts textes et ensuite invité un ami, le compositeur Laszlo Umbreit, à venir vivre sur place et se mettre à l'écoute des habitants : humains et animaux. Nous étions intéressés de documenter le territoire au travers de parcours extérieurs et intérieurs. Une comédienne, Caroline Daish, prête sa voix au narrateur. Le narrateur n'est pas habituel, il est impersonnel et s'appelle « On » et ce « On » essaie de parler au nom des différentes sortes d'habitants qui peuplent ce lieu. Les textes parlent donc du projet en s'attachant à toute une série de préoccupations : spatiale, architecturale, historique, écologique, éthologique, idéologique,... C'est une approche perspectiviste qui permet de multiplier les points de vue. Hormis le travail sonore qu'on peut écouter en s'asseyant dans l'espace d'exposition et suivre au moyen des textes imprimés dans une publication, différentes formes sont agencées dans l'espace. La maquette fabriquée à partir des lambris est mise en tension avec quatre vues prises depuis chacune des quatre façades. Ces quatre vues donnent à voir le territoire lui-même depuis la maison.


Comment abordez-vous la question du patrimoine architectural ?

Concrètement, dans l'exposition, cela se passe au travers d'un choix minutieux de quelques documents issus du de l'archive Sneyers. Pour répondre plus généralement maintenant, je dirais que le patrimoine n'est pas une notion fixiste. Le patrimoine se conserve mais il est aussi à produire. Ce projet exemplifie cette approche double. En d'autres mots, il s’agissait à la fois de sauvegarder du patrimoine, d'en éliminer et, de par l'ambition tout à la fois conceptuelle, écologique, énergétique et formelle du projet, d'en créer. C’était la ligne de tension. Qu'est-ce qu'on décide de préserver ? A quel titre, dans quel but, avec quels moyens disponibles? Le patrimoine est confronté à de nombreuses questions écologiques, parfois insolubles. Mettre un bâtiment aux normes légales peut impliquer de le dénaturer de manière tellement importante que cela est irrespectueux et contre-productif. Un document provenant des archives du CIVA est aussi exposé : il vient d'un domaine différent. Il est signé René Huyghes, étudiant de Paul Duvignaud, le père de l'écologie urbaine. Huyghes a étudié la faune et la flore de Linkebeek à la fin des années 70. Je pose donc indirectement la question de savoir si ce patrimoine vivant, en partie éteint ou menacé, n'est pas aussi important à prendre en compte dans la discussion, pour éviter une approche réductionniste de la notion de patrimoine.


Vous avez aussi montré un programme de films au CIVA?

C’était une façon de relier l’exposition actuelle à certaines choses que j'ai faites dans le passé, et à la façon dont mon travail s'est intéressé à la question urbaine et à l'architecture de manière constante et, je l'espère, consistante.

Le premier film a été tourné au Burkina Faso en 2005, le second a été réalisé en Inde, à Chandigarh, dans le complexe du Capitole de Le Corbusier, et le troisième mettait en récit des archives d'architecture moderne.

La soirée était intitulée ‘la production de l’espace’, un emprunt direct à Henri Lefebvre. Il eut, en qualité de philosophe et de sociologue, une forte influence dans les années 60 car il a initié une réflexion critique et militante sur la fabrique urbaine. Pour lui, l'espace est un rapport social inhérent aux rapports de propriété et aux forces productives. Il dénonce la planification fonctionnaliste, s'inquiète de la ségrégation spatiale, sociale et raciale au travers des grands ensembles en banlieue, du zonage parcellaire des technocrates, de leur emprise totale sur la ville ... à l'inverse il plaide pour une ville des habitants, qui permette une appropriation créative voire spontanée. Il approche la ville comme œuvre à fabriquer collectivement.

Quand je suis arrivé au Burkina Faso, au début des années 2000, mes grilles de lecture urbaine ont été bouleversées. Je découvrais, dans la banlieue de la capitale, une série de logements que les gens appelaient ‘le non loti’. Cette appellation renvoyait à des logements sommaires et individuels en terre crue, une façon de s'accaparer l'espace, de l'occuper de manière intermittente en venant des campagnes. Ils le faisaient loin de cette théorisation très occidentale qui parle « d'architecture spontanée » ou de « ville illégale ». J'ai appelé « ville irrégulière » cette organisation urbaine tactique et discontinue. J'ai commencé à faire usage d'un outil qu'on appelle l'anthropologie juridique pour comprendre les rapports tiers au territoire et à la terre. C'était en fait avant l'heure une approche décoloniale de ce que l'on appelle ici les communs. En Occident, on se réfère systématiquement au concept de propriété : droit de jouissance individuelle, pleine, entière et exclusive d’une chose transformée en bien. Or avant la colonisation, il existe dans ce que les juristes appellent un droit coutumier, une gestion foncière pré-coloniale qui ne faisait pas appel ni au concept de propriété ni à celui de bien. L'espace était inappropriable, collectif et communautaire : des ‘chefs de terre’ décidaient d'attribuer l'espace en fonction des besoins, des usages mais aussi en fonction de présences sacrées. Aujourd'hui, par une ironie éclairante au vu des méfaits de la colonisation, il est possible que ces modes de relations alternatives à la propriété en Afrique ou en Amérique du Sud participent à réouvrir notre concept étriqué de propriété, lequel structure le droit occidental et approche toujours les êtres vivants de la nature, non pas comme des sujets de droit mais comme des « objets », comme de simples ressources à extraire.

C'est peut-être une façon de conclure, par une sorte d'argument transmoderne : construire une maison de campagne en ville en Belgique me ramène à ceux qui construisent des maisons de ville en venant des campagnes au Burkina Faso. Ce qui importe dans un cas comme dans l'autre c'est une façon de se rapporter à la terre et au vivant, de négocier sa présence, de co-construire l'espace, de sécuriser des « en communs ».


Propos recueillis par Nicolas Houyoux

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