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Une habitation, c'est un macro vêtement !

Depuis près de 50 ans, l’architecte Luc Schuiten cherche inlassablement des solutions alternatives à l’évolution actuelle de la ville. Toute son œuvre architecturale, ses projets, dessins, affiches témoignent de son engagement : améliorer la vie grâce à une puissante alliée, la nature. Dès les années 70, il conçoit et réalise Orejona, une maison écologique autosuffisante qu'il a construite dans les bois.

Au fil des années, il dessine une multitude de projets où la créativité et la relation avec la nature occupent une place prépondérante. Il se passionne pour l'archiborescence. Terme qu'il a inventé pour désigner l'architecture qui utilise principalement pour matériaux de construction toutes formes d’organismes vivants. Il conceptualise des formes d'habitats tenant compte de la nature vivante de la planète. De nombreux projets traduisent sa vision d'un environnement respectant l'être humain, la nature et le tissu urbain.

Mais c’est surtout dans ses visions d’une architecture futuriste qu’il va donner toute la force de son expression créatrice et imaginative.



Comment votre parcours de recherche a-t-il débuté ?

Je suis sorti de l'école d'architecture sans une conscience très approfondie de ce qui se passait dans le monde. Mais un événement m'a fortement marqué : mai 68. Je me suis donné la chance d’utiliser mon pouvoir créateur et me suis ouvert à des choses qui me paraissaient au départ en dehors de mes possibilités.

J'ai été très séduit par le mouvement Mass Moving, par cette idée que l’art devait s’exposer dans la rue, dans des endroits ouverts à tous et non dans les musées. J’ai découvert que l’art pouvait également être tout à fait transgressif, être interpellant. J'étais tout jeune à l’époque, je sortais à peine de l'école, mais j’ai eu l'opportunité de construire avec des moyens très limités, sur un petit terrain, en plein milieu de la forêt, une maison pour ma famille. J’ai cherché à ce qu'elle soit en concordance avec la mouvance à laquelle j'appartenais, qu’elle s’inspire des nouveaux charpentiers américains qui inventaient une autre manière d'habiter, loin des conventions et proche de la nature.

Par chance, juste à ce moment-là, sont arrivés les tout premiers capteurs solaires, et la possibilité de rendre une maison autonome. Je me suis lancé dans une autoconstruction avec quelques amis, ce qui m'a permis de voir que j'avais la capacité de fabriquer des choses pour lesquelles je n’avais pas de plan précis préétabli, j’ai avancé à l’intuition, en suivant mon ressenti. Il était de ma responsabilité d’écouter mes propres besoins, d’être cohérent avec ce qui me semblait juste et de prendre en charge toutes les étapes du processus : imaginer, dessiner, réaliser afin de vivre cette expérience dans une seule continuité. Cela a été un bonheur fantastique, une révélation.

Pouvoir vivre en conformité avec ce que je ressentais, ce que je pensais, ce que je voulais, a été véritablement un tremplin. C'est sur cette base que j'ai assis une réflexion, une envie de vivre différemment, en concordance avec mon imaginaire. L'imaginaire est une direction vers laquelle je sens que je dois aller, il me montre le but à atteindre, il suscite l'envie de me diriger vers ce qui me semble vraiment intéressant, profitable, épanouissant. Ensuite c’est à moi de chercher un terrain pour le faire atterrir, pour le rendre concret et d’évaluer le chemin que je peux utiliser pour m’en approcher, accompagné par mon entourage, ma femme, mes enfants, mes amis.

J'ai œuvré pour des clients, mais cela ne m'a jamais permis d'aller aussi loin que quand j’expérimentais pour moi-même. Mon travail a toujours été accompagné de recherches. J'ai accumulé durant des dizaines d'années beaucoup de dessins, de représentations d'un monde différent, celui que je souhaitais. J'ai ensuite vu que cela pouvait intéresser d'autres gens, que ces dessins pouvaient sortir de mes tiroirs, et devenir plus communicants. Alors des livres, des expositions, des conférences ont vu le jour, sur ce que j'ai appelé l'archiborescence, sur cette manière de fonctionner avec le vivant.


Comment jugez-vous l’intérêt sans cesse grandissant pour l’environnement aujourd’hui ?

C'est assez troublant pour moi de constater, effectivement, que ce que je pressens depuis le début de ma carrière commence à germer, à prendre racine, à se développer dans toutes sortes de domaines. Je vois par exemple que le pavillon belge à Venise correspond exactement à cette recherche, à une idée que j'ai développée déjà dans les années septante. Un peu partout émerge dans la population le besoin de se réconcilier avec le Vivant, de renouer avec la Nature. Cela apporte de nombreux avantages, non seulement psychologique, mais également au niveau de la qualité de l’air ou de la température : une ville aux rues largement arborées peut bien mieux lutter contre le réchauffement climatique qu'une ville strictement minérale qui multiplie des îlots de chaleur.

Introduire le vivant dans notre vie quotidienne me paraît tellement indispensable. Ce besoin est pour moi un élément essentiel de la qualité de nos existences. Nous sommes des êtres biologiques. Nous faisons partie du vivant : c'est donc le vivant qui doit être notre environnement le plus proche, c'est avec lui que nous devons avoir les relations les plus intenses.


Il y a toujours eu un côté militant chez vous ?

Oui, tout à fait. Je le revendique complètement. Je pense qu’il est important de vivre en accord complet avec ce que l’on pense, ce que l’on ressent et que cette cohérence est essentielle. Il faut se sentir bien à sa place. Je reste profondément convaincu qu’il y a un travail de communication à faire, que chacun doit partager ce qu’il a pu acquérir comme expérience pour arriver à élever le niveau de conscience général, car on fait partie d'une très grande famille, celle du vivant. Notre arbre généalogique ne s’arrête pas à l'humain, nous partageons une partie de notre ADN avec l'ensemble du vivant, dont nous devons prendre soin.


Quels serait la position militante à adopter vis-à-vis de l’ère numérique, du virtuel qui envahit tout ?

C’est un outil extraordinaire, mais il peut hélas aussi bien détruire que construire. Il faut trouver la voie qui peut réconcilier cette intelligence prodigieuse avec le vivant. Il ne s’agit pas de lui fermer la porte. On l'a développée, elle est là, elle peut nous aider. Mais pour le moment, on s'y perd plus qu'elle ne nous aide. Il faudrait pouvoir l'utiliser pour qu'elle puisse véritablement nous aider à grandir, à réparer ce que l’on a endommagé sur cette planète, à rétablir les écosystèmes, à remettre des liaisons là où c’est nécessaire.

Quand on plonge complètement dans le numérique, on devient hors-sol, on vogue dans des univers irréels, on est de plus en plus déboussolé. Il y a une chose dans laquelle j'ai une confiance totalement illimitée, c'est la nature. Nous en sommes les produits, cela doit être notre boussole, notre mentor.


Vous représentez souvent une typologie de maison urbaine bruxelloise à côté de vos architectures utopiques. Y a-t-il une permanence dans l’évolution de l’architecture urbaine ?

Dans cette évolution de la rue, je garde la maison bruxelloise comme une sorte de de témoin, stable. Elle peut évoluer par l'intérieur sans que l’on voit réellement ce qui se passe à l’extérieur. D’autres aménagements bougent beaucoup plus vite. Il s’agit de donner les différentes dimensions des évolutions dans la ville. Il y a beaucoup de choses qui changent et qui ne sont pas visibles.


Êtiez-vous un adepte avant l’heure de la circularité ?

J’ai beaucoup travaillé sur l’idée de déchets et d'absence de déchets dans le bâtiment. Il s’agit de considérer les matériaux depuis le moment où ils sont produits jusqu'au moment où ils vont revenir dans l'environnement. Ne considérer que le moment durant lequel on va les utiliser me paraît totalement irresponsable. Par exemple, le béton est un matériaux écologiquement catastrophique : il est le 2ème responsable au monde des gaz à effet de serre. Au moment où l’on cuit la roche à 1500°, elle lâche tout le CO2 qu'elle a accumulé durant des milliers d’années. De plus, le sable nécessaire à sa fabrication est récolté en mer et provoque d’autres désastres écologiques.

Dans le bâtiment, on crée généralement des enveloppes qui sont transpirantes, et pas du tout respirantes. On est alors obligé d’ajouter un système de ventilation mécanique pour réparer cette erreur fondamentale. On commet donc une deuxième erreur, celle d’être alors dépendant d’un système artificiel supplémentaire énergivore et fragile. Qui se promènerait avec un vêtement en plastique tout à fait fermé ? C'est insupportable. Une habitation, c'est un macro vêtement : remarquez qu’habitation et habit ont la même racine. Nous devons avoir cette respiration vis-à-vis de l'extérieur, dans nos vêtements comme dans notre enveloppe plus large.


Y aurait-il un excès de normes en matière d’environnement ?

C'est un peu notre problème. On a voulu garder des processus de construction qui sont totalement artificiels et qui nous créent beaucoup de problèmes. Plutôt que de nous tourner vers des solutions naturelles, nous cherchons à compenser ces problèmes par encore plus d'artificialité et encore plus de dépendance vis-à-vis de la technologie qui dépend d’une énergie qu’il faut encore produire.

Nous assistons par exemple à une tendance à poser des ‘crépis sur isolant’. Mais qu'est-ce qu'on fait dans le cas d’une maison classée, d’un bâtiment historique, d’une cathédrale ? J’ai l'idée que nos enveloppes pourraient très bien compenser le chaud et le froid par une approche biomimétique, comme les plumes d’un oiseau qui s'ouvrent et se referment pour ventiler ou créer des poches d'air ou comme les écailles de la pomme de pin, qui s'ouvrent et qui se ferment selon le taux d’humidité. Nous pourrions concevoir des enveloppes qui ont cette propriété biomimétique de pouvoir interagir avec les conditions extérieures. Techniquement, c'est totalement envisageable puisque la nature l'a fait. La nature est notre mentor, c'est elle qui peut nous rappeler comment faire pour être vraiment en phase avec nous-mêmes.

Il faut imaginer des systèmes passifs qui ne se dérèglent pas et qui s’autorégulent comme un organisme naturel pour arriver à fonctionner de manière plus juste. Dès le moment où on est dépendant d'un mécanisme artificiel, quel qu'il soit, on commence à être en grande fragilité.

Un système stable peut perdurer dans le temps, et se situer dans une vision à beaucoup plus long terme pour la planète. Quand on regarde notre dépendance aux énergies fossiles, ce qui me sidère, c’est que l’on va consommer en 200 ans ce que la terre a produit en plusieurs millions d’années. Et puis qu'est-ce qu'on fait ? Pourtant, il existe des sources d’énergies inépuisables : les énergies solaire et éolienne, bien sûr , mais il y a aussi l'énergie du magma, à l'intérieur de notre planète. Ce sont des milliers de degrés que l'on pourrait utiliser, et qui eux aussi sont quasiment inépuisables. Mais on préfère orienter la recherche vers ce que l’on peut vendre immédiatement et ce qui nourrit le commerce.


Il y a aussi beaucoup de réflexions sur la mobilité dans vos travaux. Cela rejoint effectivement les énergies fossiles. Quels seraient les solutions en termes de mobilité ? Est-ce qu'on va dans le bon sens avec les voitures électriques ?

L'électricité peut venir du solaire, donc on pourrait garantir la durabilité par rapport à l'énergie, mais pour ce qui est du stockage, il faudrait utiliser des matériaux qui sont 100% recyclables et on en n’est pas encore là pour le moment. Le fer est recyclable à l'infini, et on pourrait le porter à très haute température avec des fours solaires. L'énergie éolienne ou hydraulique peuvent aussi être une solution, et toutes les autres énergies renouvelables, à condition que le recyclage des matériaux qu’elles mettent en œuvre soit garanti.


Quel est votre vision d'un futur en matière de formes, de composition architecturale ?

Cela dépend beaucoup des découvertes en terme de matériaux. On découvre des polymères naturels à partir de végétaux dont on peut faire des coques de voiture qui sont extrêmement résistantes. J'aime beaucoup le bio béton qui a la même composition que les coquillages et qui absorbe du CO 2 au lieu d'en produire. Il est plus résistant et plus élastique. Le mollusque, pour construire sa coquille, puise uniquement ce qu'il y a autour de lui, sans passer par une haute température, sans haute pression, sans dégradation de l'environnement. Pourquoi pourrait-il le faire et pas nous ? Nous commençons seulement à apprendre, à concevoir des bio béton mais pas encore de manière industrielle. On commence aussi fabriquer un bio verre comme les coques des diatomées ou comme les ailes d'une libellule, produit aussi à température et pression ambiante. Cela fait partie des recherches et des études qui sont qui sont en cours, mais les moyens financiers investis sont bien moins importants que pour la recherche spatiale ou militaire.

Au niveau formel, je suis sorti de cette vision très géométrique, d'une architecture minimaliste. Je travaille un peu aux antipodes des stéréotypes formels. Pour moi, les formes doivent découler d’une fonctionnalité et mener vers l'harmonie. Cela permet de savoir si la réflexion est juste. La forme dépend de l'ergonomie du mouvement, du déplacement, plutôt que d'une recherche esthétique pour elle-même.


Comment définissez-vous le contexte justement ?

Le contexte à considérer doit s'inscrire dans le temps et dans l’espace. Habiter est fonction d'un terroir : un sol, un sous-sol, un climat, une culture, une nature, des matériaux, un ciel,… tout ce qui se trouve là. Les paysages vernaculaires m’offrent toujours une leçon fantastique. La mondialisation a commencé à tout broyer, détruire, réduire au même dénominateur commun.


Avez-vous encore une pratique professionnelle soutenue ?

Une pratique, oui, c'est très important pour moi. D'avoir un pied de chaque côté : dans l’imaginaire et dans le concret. L’imaginaire a besoin de s'ancrer dans une réalité bien concrète. Les conférences me permettent de voir ce qui fonctionne dans la manière de communiquer avec les gens, qui réagissent quand j'expose mes idées. Ils se rendent compte que j’ai expérimenté une grande partie des idées que j'ai développées et cela les étonne très fort. Leur dire que j'ai conçu une voiture, que je médite à la cime d’un arbre ou que j'ai volé en battant des ailes les surprend toujours.


Le dessin reste un élément associé à vos expérimentations. Il y a très peu de représentations numériques. Comment voyez-vous l’évolution de la représentation architecturale ?

C'est un point important dans ma réflexion, les architectes ne dessinent plus, c'est vrai. Ils travaillent uniquement avec des ordinateurs, parce que c'est beaucoup plus facile. Tout travail fait par un ordinateur n’est jamais que le résultat d’une suite de formules mathématiques. Cela reste juste, mais froid, sans aucune émotion. Moi je pense que ce qui nous marque, ce que nous retenons, ce qui va faire le plus de chemin en nous, c'est l'émotion. Un dessin fait à la main contient de multiples informations, y compris dans les erreurs, dans ce qui n'est pas tout à fait exact, mais qui montre les intentions.

L'acte de création est excessivement volatile, il faut très vite pouvoir le concrétiser par un petit dessin. C’est impossible avec un ordinateur, on perd déjà le fil. J'ai une bibliothèque entière de carnets dans lesquels je note et je dessine toutes mes idées. C’est une mine d’or pour moi, pour retrouver les moments créatifs dont j'ai besoin pour compléter mon travail.


On ne peut pas s'empêcher de faire des rapprochements avec le monde imaginaire de votre frère, François, avec qui vous avez d’ailleurs travaillé. Y-a-t-il une sorte de filiation, qu’il faudrait aller chercher du côté de votre père ?

Oui, absolument. Mon père était très communiquant. Il était architecte, peintre et un grand dessinateur. Il ne dessinait jamais une maison sans réfléchir à son jardin. Mon père était aussi très intéressé par la transmission, vers les jeunes, vers les enfants. Il a eu une influence très forte sur nous. Il nous emmenait dans les musées, les expositions. Quand on voyageait, c'était pour aller voir les bâtiments et les villes, pas les plages ! Il nous faisait dessiner pour notre carnet de voyage familial. J'ai très vite compris qu’un dessin racontait énormément de choses, que je ne pourrais jamais raconter avec les mots.


Propos recueillis par Nicolas Houyoux



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